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a entre cette crédulité satisfaite et même triomphante, et une infériorité qui est notoire. Car tout ce qui pense comme pense l’opinion publique s’est bandé les yeux et bouché les oreilles. On ne veut à aucun prix que ce contraste existe. D’où cela vient-il ? Quelle est la force assez dominante pour prescrire cette non-existence ? Quelle espèce d’hommes est devenue assez puissante en Allemagne pour interdire les sentimens aussi vifs et aussi simples ou pour empêcher, du moins, que ces sentimens puissent s’exprimer ? Cette puissance, cette espèce d’hommes, je veux l’appeler par son nom, — je veux parler des philistins cultivés. »

A-t-on jamais, en France, jugé l’esprit allemand avec tant de sévérité ? Le philistin cultivé, c’est-à-dire, car il faut toujours expliquer le jargon spécial de Nietzsche, l’homme aux idées reçues, l’esclave de la doctrine officielle, le bourgeois bismarckien, le savant, ou le demi-savant, qui en est arrivé à considérer la culture intellectuelle comme un instrument de la politique impériale.

Tel est bien, en effet, le type nouveau de l’intellectuel allemand. Ce n’est plus un être pensant, c’est une machine à formuler des pensées utiles à l’Etat allemand. Il accomplit sa fonction avec la sûreté et la régularité d’une mécanique bien faite. Jamais il ne doute de lui-même. Pour cette timidité, ce désintéressement devant l’observation, cette religion de la vérité dont s’honore la science française, il n’a que du dédain : c’est du byzantinisme, du dilettantisme. A ses yeux, l’observation ne peut être valable que si elle sert l’Empire allemand, qui est toute justice et toute vertu, que si elle contribue à imposer la vérité allemande, — car il a inventé cette expression monstrueuse : « la vérité allemande, » et, pour lui, la vérité en soi n’existe pas. Il est si habitué à penser par ordre qu’il ne comprend même pas qu’on puisse penser autrement. Aux yeux de ceux qui ont le culte de l’honnêteté scientifique, il n’y a rien de plus bas qu’une telle forme d’esprit, mais, à l’œuvre entreprise par la Prusse, elle fournissait une excellente armature. Le philistin cultivé remplit à merveille, dans le plan intellectuel, le rôle que joue le sous-officier dans l’armée allemande.

Nous venons de voir que cette culture d’Etat dont il est l’instrument ne fait que recouvrir la grossièreté foncière, la barbarie d’un peuple pour qui la guerre est une entreprise de