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encore n’en aperçoit-on pas immédiatement la redoutable puissance. En Allemagne même, on souriait de l’ambition patriotique de Treitschke et de ses amis, tant l’entreprise qu’ils annonçaient paraissait vaste. Il s’agissait de transformer une culture encore indécise et mal fixée, mais d’autant plus libre, en une véritable culture d’État. Il fallait apprendre aux compatriotes de Goethe, si ouverts au cosmopolitisme intellectuel, si fiers de se dire « très humains, » à mettre l’Empire au-dessus de tout.

Certes, l’esprit allemand se prêtait plus qu’aucun autre à cette transformation. On trouverait dans Kant, aussi bien que dans Hegel, des propositions bien curieuses à relire à la lumière des récens événemens. L’âme allemande a une telle propension à séparer complètement le plan philosophique et la vie pratique que, du plus libre des esprits germaniques, on peut toujours faire un fonctionnaire, un esclave soumis au pouvoir. Mais il n’en fallut pas moins toute la patience et toute l’obstination des administrateurs prussiens, ou acquis à l’idéal prussien, pour dresser peu à peu à cette discipline les universités d’outre-Rhin. Elle ne triompha pas sans provoquer des protestations d’ailleurs. Nietzsche, dont l’œuvre contradictoire et cahotée peut assurément fournir quelques-unes de ses formules à l’impérialisme le plus brutal, mais qui a eu le mérite de voir clair dans la bassesse du nouvel esprit germanique, ne lui ménage ni son ironie, ni son impitoyable et clairvoyante analyse.

« Si notre vie publique et privée, écrit-il, dans sa Considération inactuelle sur David Strauss[1], ne porte évidemment pas l’empreinte d’une culture productive et pleine de caractère, si nos grands artistes, avec une sérieuse insistance et une franchise qui est le propre de la grandeur, ont avoué et avouent encore ce fait monstrueux et profondément humiliant pour un peuple doué, comment est-il possible que, parmi les gens instruits de l’Allemagne, règne quand même cette grande satisfaction, une satisfaction qui, depuis la dernière guerre, se montre sans cesse prête à faire explosion, pour se changer en joie pétulante, en cris de triomphe ? En tous les cas, l’on s’imagine que l’on possède une véritable culture, et un petit nombre seulement qui forme l’élite, semble s’apercevoir de l’énorme disparate qu’il y

  1. Traduction de M. Henri Albert.