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à Sénac de Meilhan que « le renversement de la monarchie serait fatal à l’universalité de la langue française, et que Paris ne serait plus la capitale intellectuelle et littéraire de l’Europe, les autres nations voulant se venger d’avoir si longtemps obéi à l’esprit venu de Paris. »

C’est à partir de ce moment, en effet, que les aristocraties et tous les élémens conservateurs de la société européenne commencèrent à considérer la langue et la littérature françaises comme les funestes instrumens de l’irréligion et de la démagogie. On eût pu croire qu’inversement la propagande armée de la Révolution, en donnant aux peuples un nouvel idéal français, allait assurer à jamais dans le camp opposé la domination spirituelle de la France. En Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas, même en Angleterre, la jeunesse à qui Voltaire et Rousseau avaient appris à penser, accueillit avec enthousiasme, il est vrai, les victoires de la Révolution, et longtemps, jusqu’à présent peut-on dire, on a identifié dans certains pays l’idéal démocratique et l’idéal français. Mais l’effet de cette propagande fut tout superficiel et momentané. En affirmant le droit des peuples, la doctrine révolutionnaire portait en elle le germe de tous les nationalismes que l’on vit éclore au XIXe siècle. Aussitôt qu’ils eurent pris conscience d’eux-mêmes, ces peuples que la France avait réveillés se tournèrent contre elle pour échapper à son hégémonie. Les jeunes Allemands qui, en 1812, soulevèrent leur pays contre Napoléon sont, au fond, des disciples de Rousseau et de l’Encyclopédie, qui ne font qu’appliquer à leur propre nation les principes que les philosophes français leur avaient inculqués.

Les rancunes que les aristocraties, naguère francisées, éprouvaient contre la nation qui avait menacé leurs privilèges, et les ambitions populaires des races, éveillées par les écrivains français, se rencontrent donc dans la formidable coalition antifrançaise qui abattit Napoléon.

Dans cette coalition, il y avait à la vérité quelques bons Européens qui voulaient distinguer l’Empereur de son peuple et l’impérialisme français de la France éternelle. Mais la logique de la guerre les forçait d’obéir à ceux qui confondaient le vaincu de Waterloo et le peuple qui avait servi d’instrument à son ambition. Blücher et Metternich dominent, malgré tout, l’empereur Alexandre, et il est incontestable que le système