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vilipende : car, dit-il, « la jalousie patricienne survit et se transmet dans les générations à toutes ces familles nobles qui, bien que divisées de siècle et de pays, toutefois, tant elles eurent toujours les mêmes prétentions, le même esprit, le même langage, semblent n’avoir jamais fait qu’un seul corps qui s’élève ensemble sur la tête des autres bommes et se soutient à main forte, toujours avide d’empire et de pouvoirs exclusifs. » Il est un plébéien révolté, qui ne dissimule pas sa rancune, son arrogance, et qui n’épargne pas les mois hardis, les mots outrageans, et qui même, écrivain si parfait ailleurs, ne craint pas d’embrouiller les mots, les phrases, les métaphores, quand il s’agit d’être en colère.

Ce qu’il ne pardonne pas à Voltaire, c’est la facilité avec laquelle celui-ci, malin sans fierté, accepte de viles conditions d’existence et tolère son siècle. Chénier honnit une telle patience et l’adresse d’un homme qui ruse au lieu de se fâcher. A la veille de la Révolution, le jeune André Chénier, sûr de son génie, contrarié de pauvreté, se fâche. Il est un moraliste véhément que scandalisent deux corruptions, celle du cœur et celle de l’esprit, celle d’un Voltaire qui manque de dignité, celle d’un Pascal qui manque de liberté. Voltaire et Pascal sont, à ses yeux irrités, deux esclaves : l’un, l’esclave de la société ; l’autre, l’esclave de la religion. Esclavage de la société : « Remarquez bien, je vous prie, les degrés de cette généalogie de bassesse. Laitier courtisan emprunte tout son orgueil des regards du maître, qui ont daigné tomber sur lui ; mais à son dîner il est maître à son tour et ses regards, en tombant sur le ridicule front de son poète, lui transmettent une partie de cet orgueil emprunté. C’est la lune qui reçoit sa lumière du soleil et qui vient sur la terre la réfléchir dans un bourbier ! » Et l’esclavage de la religion : « Accoutumés par notre religion, par nos prêtres, par nos assemblées théologiques, à ne parler jamais que comme des inspirés, à déraisonner toujours avec le plus profond respect pour nos inepties, à mêler le ciel à tout propos, à voir partout des révélations, nous n’avons jamais su douter de rien, nous avons donné nos plus indifférentes opinions pour des articles de foi, nous avons posé partout des bornes sacrées, nous avons cru tout voir du premier coup d’œil, et l’entreprise du démon nous a seule paru capable de faire passer à quelqu’un le point où nous étions arrêtés. » Les croyances et les mœurs de son temps, voilà, pour André Chénier, les deux maladies dégoûtantes et mortelles. Le remède ?… Il considère que ces deux maladies sont des signes de vieillesse et de décrépitude ; il considère que le monde s’est