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L’ALSACE À VOL D’OISEAU.

« C’est ainsi qu’en cette méditation juvénile, l’obélisque de la place de la Concorde me parut marquer l’heure éternelle au cadran de la France.

« Peut-être cette première impression que je reçus de votre capitale, impression qui ne se cristallisa que plus tard, vous paraîtra-t-elle puérile. Mais je devais vous en faire part pour vous expliquer mon développement postérieur. Si cette symbolique de « l’inclyte cité de Lutèce » vous fait sourire, songez que je vins à Paris à l’époque où florissait le symbolisme. Je passai six mois au quartier Latin, ne fréquentant que la jeunesse des Écoles. Temps de fermentation et de désorientation. On s’intéressait à tout, on cultivait avec une égale ferveur Wagner, Ibsen, Tolstoï, Hauptmann, Mæterlinck, Ruskin et d’Annunzio, sans but connu, sans idéal précis. Une atmosphère de scepticisme et de relâchement régnait à la surface de cette génération, mais, au fond, quelle vaste curiosité, quelle ardeur généreuse, quel désir de tout comprendre et en même temps d’être soi avec une énergie sans frein ! J’emportai de Paris l’impression d’un foyer de passion et de lumière, d’où devait jaillir quelque jour une flamme immense. La somme de ces lumières éparses produisait une lueur prodigieuse, pareille à celle que les millions de becs de gaz font flotter au-dessus de l’énorme cité ou aux rayons électriques que la tour Eiffel promène sur l’enceinte de Paris. Je me disais : Si toutes ces volontés ardentes se fondaient en une même pensée, quelle force elles constitueraient ! De leur désordre même il se dégage une puissance de sympathie et d’intuition, supérieure à la lourde science d’outre-Rhin, et que rien ne saurait arrêter. C’est le cœur de l’humanité qui bat la charge dans cette fièvre chaude, et c’est à ce foyer brûlant qu’il faudra revenir.

« Mais, avant cela, je voulais voir nos ennemis chez eux. Le programme de mon éducation exigeait cette épreuve, qui faisait partie de mon enquête morale et intellectuelle. Un Alsacien, qui veut maintenir dans son pays la culture et la tradition françaises, fait bien d’aller voir dans sa citadelle le tyran redoutable qui prétend lui imposer la sienne et le tient sous sa férule, toujours prête à se changer en crosse. Aucun enseignement n’est plus apte à fortifier en lui la conscience nationale que la comparaison des deux capitales. Donc je devais aller à Berlin. Ô ciel transparent de l’Île-de-France, azur léger qui