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avait entendu un orateur, au Jubilé de la Réforme en 1735, boire à la santé des vieux Libertins. L’amour genevois de l’indépendance, si longtemps tenu en respect et presque opprimé, était capable de soubresauts, et c’est contre les pasteurs qu’il s’insurgeait, contre ces « marchands de religion, » dont « l’état, écrivait très vilainement Rousseau, ne peut plus convenir à un homme de bien ni à un croyant. »

Dans les temples, les résultats se constataient. Ce n’était pas sans murmurer que beaucoup de Genevois supportaient encore l’obligation théorique d’aller au catéchisme hebdomadaire ; et les « gardes d’Eglise, » chargés de frapper aux portes des maisons, une fois par an, pour inviter les gens à aller se faire interroger sur leur foi, étaient parfois exposés à de telles avanies de la part des fidèles, que le métier manquait d’amateurs. Au moment de la condamnation de l’Emile, Charles Pictet écrivait : « La République se croit-elle comptable de la façon de penser de ses citoyens absens ? Elle aurait bien plus à faire si elle eût à justifier, en matière de religion, les sentimens de la plupart de ceux qui vivent dans son sein. » Et le futur Girondin Brissot, dans son Philadelphien à Genève, notait que les Genevois étaient presque tous déistes ou matérialistes, et que les femmes formaient à peu près la seule clientèle des temples.

Sans cesse, pour des besognes cultuelles, ces pasteurs ainsi maltraités, ainsi désertés, demeuraient sur la brèche. Un proverbe courait, d’après lequel il eût mieux valu « être messager, que pasteur à Genève, » tant le pastorat donnait de travail. Dans la seule année 1775, en cette ville où la foi baissait, où l’on avait dû cesser de contraindre à la pratique, les pasteurs donnaient 1 094 sermons, 550 catéchismes ou paraphrases, 200 services liturgiques. Mais l’époque n’était plus où l’annonce incessante de la parole de Dieu donnait élan à la vie entière de Genève. Quelques dévots, aujourd’hui, y trouvaient satisfaction, et c’était tout.

Aux pasteurs d’autrefois, sortes de Tyrtées qui armaient la ville pour leur Dieu, et qui l’entraînaient, des moralistes avaient succédé, que la tiédeur genevoise commençait de juger ennuyeux. Ils furent eux-mêmes gagnés par l’ennui : ils finirent par se lasser de leur programme trop chargé, de leurs journées inutilement encombrées. C’était si écrasant, que les vocations au ministère pastoral diminuaient ; depuis que les patriciens