Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/56

Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
REVUE DES DEUX MONDES.

Plaine et montagne, le panorama s’étalait dans toute sa splendeur et son relief saisissant, immense tableau de verdures nuancées sous l’immense coupole d’azur. De cet observatoire, l’œil embrasse la terre alsacienne depuis la trouée de Belfort jusqu’aux hauteurs du Palatinat. Il parcourt librement cette longue bande cultivée, parsemée de villages aux toits rouges, de moissons dorées et de verts pâturages. Elle forme un contraste violent avec l’Océan sauvage des montagnes, dont les côtes vont se perdre dans la plaine en ondes gracieuses. À nos pieds, le Landsberg n’est plus qu’un carré rose jeté sur le tapis des bois. Au premier plan, les ruines d’Andlau et de Spesbourg, couronnant la première crête, ne paraissent que des huttes posées sur des collines. Derrière elles, l’Ungersberg arrondit sa tête. Plus loin, se creusent quatre ou cinq vallées, dont les cols se dessinent l’un sur l’autre. Leurs teintes estompées chatoient du vert sombre au violet profond et au lilas tendre. Le Hohkœnigsbourg, qui dresse au loin sa pointe, paraît un château fantastique bâti sur un nuage. Les Alpes bernoises, qui ne percent que rarement les brumes de l’horizon, ne scintillaient pas au-dessus du Jura. À notre arrivée, deux bandes de nuées, venues de l’Ouest, traversaient l’atmosphère. L’une, tout près de nous, à notre niveau, étendait ses ailes comme un vol de cigognes ; l’autre, plus haut, cachait le soleil de ses marbrures. Les stries noires, dont la plaine se tigrait sous leurs ombres mobiles, lui donnaient l’aspect caméléonesque d’une mer avant l’orage.

— Reposons-nous ici, dis-je, avant d’aller chercher notre gîte au couvent. N’est-ce pas le plus beau point de l’Alsace ? Dans la sérénité de cet horizon, l’esprit doit reprendre sa maîtrise sous la menace insidieuse et incessante des puissances adverses.

— Vous avez cette force ? dit mon ami d’un ton presque amer en s’asseyant en face de moi, sur une saillie du roc, au bord de l’abîme. Il me lança un regard aigu et poursuivit avec une ironie légère : — Je vous admire et vous envie !… Vous me faites penser à un aigle, qui bat des ailes sur son nid et n’aperçoit pas le chasseur qui, d’en bas, le vise au cœur. La voilà devant nous notre « magnifique Alsace. » Toujours la même et toujours nouvelle, comme l’a nommée Gœthe. Mais est-elle bien à nous, et qu’en pouvons-nous faire sous le joug