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III

Ce qui frappe dans tous ces récits, c’est l’organisation régulière et systématique des massacres. Les Allemands, à cet esprit d’ordre, reconnaîtront leurs alliés et disciples. Ce n’est pas une population qui se jette sur une autre dans une crise d’anarchie sauvage. Non ; l’opération commence par un ordre du gouvernement affiché dans les villages ; les instructions arrivent de Constantinople aux fonctionnaires de rang élevé, et, par eux, aux exécutans et aux exécuteurs. Le téléphone joue un grand rôle dans le lugubre drame ; on l’entend retentir dans les récits des témoins ; on voit les « autorités » en séance. Tout se passe avec un ordre effroyable. On ne tue pas dans les villes pour éviter l’infection. Les caravanes sont réunies au jour et à l’heure prescrits ; les Kurdes et les brigands sont prévenus et se trouvent au rendez-vous donné par les gendarmes qui rabattent le gibier. Des commissions s’occupent de recenser tout le butin fait par l’Etat turc dans les maisons arméniennes. On jette à la foule rapace les menus objets : tout ce qui a une réelle valeur est mis de côté pour être vendu ; on paiera d’abord les dettes des Arméniens pour qu’aucun musulman ne puisse être lésé, puis l’Etat s’enrichira du reste. Des musulmans émigrés de Bosnie et de Macédoine sont établis comme colons dans les maisons des Arméniens : c’est la méthode du docteur Nazim. Le partage des femmes et des enfans s’accomplit aussi avec ordre, après visite sanitaire par les médecins turcs. Les enfans survivans sont recueillis dans des orphelinats musulmans ; il est défendu aux chrétiens de s’occuper d’eux, de les recueillir. Les généreux efforts des Américains pour en sauver quelques-uns, pour envoyer des vivres aux malheureux qui ont réussi à gagner la Mésopotamie pour y mourir de faim, de misère et de fièvre, sont restés impuissans. Le gouvernement a déclaré que les réfugiés ne manquaient de rien et qu’il lui appartenait d’en prendre soin et de leur donner des vivres.

Il n’y a donc pas à s’y tromper : c’est la destruction totale du peuple arménien, par la mort ou la conversion forcée à l’Islam, qui est poursuivie. Ensuite, on s’attaquera aux autres races chrétiennes. Déjà les Chaldéens des districts de Salmas et d’Ourmiah, dans l’Azerbeidjan, ont été pillés et massacrés.