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Kurdes avaient attaqué, à Kemagh Boghaz, le misérable convoi, l’avaient pillé et en avaient tué un grand nombre.

«… Des soldats nous ont raconté comment ces malheureux sans armes avaient été tous massacrés. Il avait fallu quatre heures. Les femmes se jetaient à genoux, elles avaient jeté leurs enfans dans l’Euphrate… Un jeune soldat de bonne fa< ; on disait : « C’était horrible, je ne pouvais pas tirer, je fis semblant. » Nous avons du reste souvent entendu des Turcs exprimer leur blâme et leur pitié. Ils racontèrent qu’il y avait des chariots à bœufs tout prêts pour transporter les cadavres à la rivière et pour effacer les traces du massacre[1].

« Depuis ce moment, arrivaient constamment des caravanes d’expulsés, tous emmenés pour être tués ;… on attachait les mains des victimes et on les précipitait du haut des rochers dans le fleuve. On a usé de ce moyen quand les masses ont été trop grandes pour les tuer autrement.

«… Sœur X… et moi, nous décidâmes à accompagner à Kharpout un des convois. Nous ne savions pas encore que le massacre en route avait été ordonné par le gouvernement, et nous croyions pouvoir ainsi empêcher les brutalités des gendarmes et les attaques des Kurdes, dont nous connaissons la langue et sur lesquels nous avons de l’influence.

« Nous télégraphiâmes alors au consul d’Erzeroum, lui racontant que nous avions été congédiées de l’hôpital et lui demandant, dans l’intérêt de l’Allemagne, de venir à Erzingan. Il répondit : « Impossible de quitter mon poste, j’attends des Autrichiens qui doivent passer ici le 22 juin… »

«… Le 17 juin au soir, nous rencontrâmes un gendarme qui nous raconta qu’à dix minutes de là, un grand convoi d’expulsés de Baiburt était arrêté. Il nous raconta d’une manière saisissante comment, peu à peu, les hommes avaient été massacrés et jetés dans le fond de la gorge : « Tuez, tuez, poussez-les ! » comment, à chaque village, les femmes avaient été violées, comment lui-même avait voulu s’emparer d’une jeune fille, mais on lui avait dit qu’elle n’était déjà plus une jeune fille ; comment on avait brisé la tête des enfans, quand ils criaient ou retardaient la marche. « J’ai fait enterrer trois cadavres nus de jeunes filles pour faire une bonne action, » telle fut sa conclusion.

  1. Le soir du 11, on voyait des soldats rentrer chargés de butin. Turcs et Arméniens racontaient que beaucoup d’enfans morts étaient épars sur la route.