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sa fille à un jeune homme sans position. Ainsi des élémens complexes que lui fournissait la richesse de sa vie sentimentale, il a laissé tomber tous ceux qui ne secondaient pas son dessein poétique. Il a recueilli ceux-là seulement qui convenaient a un portrait idéal.

Cette poésie est toute personnelle, dit-on, car le poète se met en scène ; mais aux traits qu’il se prête, il faut bien de la complaisance pour reconnaître le jeune gentilhomme campagnard qui avait encore si peu vécu. Il se représente chargé d’ans et courbé par l’âge :


Mon front est blanchi par le temps,
Mon sang refroidi coule à peine.


En fait, il n’a pas la trentaine… A l’entendre, on croirait qu’il a épuisé la coupe des jouissances : il a eu la plus banale des aventures avec une petite amie, qui était moins qu’une ouvrière, et une brève liaison avec une femme mariée que la mort lui a enlevée. Surtout il se donne pour avoir tout lu et tout vu, creusé les philosophies, fait le tour des connaissances humaines et le tour du monde. Or, il a sans doute beaucoup lu, mais au hasard, et plus de poètes et de romanciers que de philosophes ; il a discuté des problèmes de l’âme, mais avec ses compagnons d’âge et son ami le romanesque curé de Bussières ; il a visité Rome et fait l’amour à Naples, il n’est pas encore le pèlerin du Voyage en Orient : pour être revenu de tout il lui manque d’y être allé. Peu importe : le Moi lyrique s’élargit : nous avons devant nous l’homme sur le déclin de l’âge qui se retourne vers ses belles années et juge la vie.

Et maintenant, le portrait de l’amante. Mais faut-il mettre le mot au singulier ? L’indiscrétion des biographes a répondu : elle n’a pas eu de peine à démêler dans les Méditations la trace de plusieurs influences féminines. La femme dont le souvenir flotte dans les brises embaumées du Lac n’est pas celle qui a inspiré l’Hymne au Soleil, le Golfe de Baïa et même les vers A Elvire. Elvire avait été précédée, dans la tendresse du poète, par une première Elvire, dont on sait qu’un jour la seconde fut jalouse. Elles sont deux : ne sont-elles que deux ? Cette dualité, ou cette pluralité, le lecteur ne s’en douterait pas, tant le poète a fondu les ressemblances individuelles dans la conciliante imprécision d’une seule image. Lui-même, en tête d’une