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gibet en France, où il fut convaincu d’avoir organisé un complot contre la vie du Dauphin. Mais, à Amsterdam, il jouissait d’une grande réputation, malgré le soupçon d’athéisme qui s’attachait à sa doctrine ; un biographe contemporain de Spinoza le traite même d’ « impie et pernicieux. »

Sa fille, Claire-Marie, enseignait la musique de chambre et tenait, en outre, le rôle de première répétitrice de son père pour le latin. Elle était donc « une de ces filles de médecin » dont on disait alors « qu’il ne leur manquait que le masque » pour paraître « des demoiselles. » — Cependant « Claire-Marie n’était pas des plus belles ni des mieux faites ; » mais elle avait « beaucoup d’esprit, de capacité et d’enjouement ; » elle en usa si bien que Spinoza devint amoureux d’elle.

Il demeura trois ans chez Van der Ende, sous le joug de cette Claire-Marie, dans une intimité très étroite, puisqu’il prenait ses repas avec elle et son père, et qu’il logeait chez eux.

Cette petite Française catholique, arrivée en Hollande avec tous les préjugés de son pays contre « le Juif » si décrié, dut tout d’abord accueillir fraîchement ce répétiteur israélite, portant tous les traits distinctifs de sa race, avec son teint semblable à l’olive et ses cheveux noirs bouclés. Mais la langueur orientale de ses yeux de jais noir et d’émail bleu, sous la lourde frange de ses cils, puis le charme de son esprit eurent bien vite apaisé ses révoltes instinctives. Claire-Marie agréait sa passion et semblait la partager ; mais elle posait comme condition qu’elle ne serait qu’à un catholique. On voit alors très bien le rôle de cette jeune fille intriguant pour amener Baruch, qui lui plaisait et qu’elle aimait, — sincèrement peut-être, — pour l’amener, de concession en concession, vers le christianisme primitif des Mennonites, avec l’espoir de l’entraîner plus loin encore.

C’est vraisemblablement dans ce milieu de Français cultivés que Spinoza connut la philosophie de Descartes. Celui-ci venait de mourir à Stockholm où il s’était rendu sur les instances de la reine Christine de Suède, après avoir passé près de trente ans dans les Pays-Bas. Sa doctrine avait soulevé bien des colères en Hollande, qu’il avait quittée en 1649, las des attaques de Voétius, de Révius et Triglandius, qui l’accusèrent d’athéisme et demandèrent, sans succès, la destruction de ses écrits par la main du bourreau. Les biographes de Spinoza nous disent avec quelle avidité il s’abreuva à cette source nouvelle, et combien les