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Il fallait ajouter seulement qu’en faisant tout pour lui, Dieu a tout fait aussi pour les autres, et ce n’est pas un des moindres dons de sa bonté que cette étrange illusion qui fait que non seulement chaque espèce s’estime préférable aux autres, mais que, même dans chaque espèce, nul individu ne voudrait se troquer en réalité contre un autre individu. Chacun est au fond content de soi et de sa position, quoique chacun cherche à améliorer celle-ci selon les moyens qui lui ont été donnés et dont personne n’est entièrement dépourvu.

J’oserai me servir d’une comparaison triviale, mais sensible, pour envisager notre situation sous son véritable aspect. Si au lieu de regarder le monde comme notre empire, où tout nous semble mal, lorsqu’il n’est pas à notre gré, nous voulions le voir tel qu’il est, un grand hospice où chacun trouve le nécessaire et même le commode en payant son écot, et où il y a des logemens à tout prix, parce que tout le monde doit y trouver place, depuis l’homme et au-dessus, jusqu’à l’huître et au-dessous, nous ne blâmerions pas le maître qui cherche à contenter également tous les hôtes et qui ne peut empêcher que dans la foule quelques-uns d’entre eux n’incommodent leurs voisins. Peut-être est-ce moins à l’homme à se plaindre qu’à quelque autre animal que ce soit ; car, ayant plus de facultés, il tourmente plus qu’un autre ses confrères et tous les êtres doués de vie. Les hommes ont tué plus de serpens que les serpens n’ont tué d’hommes ; encore le reptile ne blesse, le plus souvent, qu’en se défendant. L’homme, comme le tigre, tue pour son plaisir. Les serpens siffleraient donc les philosophes qui soutiennent que nous devons trouver mauvais et déplacé dans ce grand appareil de l’univers ce que nous ne connaissons que comme nuisible, ou peut-être diraient-ils qu’il faut ôter du monde des créatures animées, surtout les hommes qui ne laissent aucun autre animal en paix.

Mais l’avocat des serpens aurait tort, comme nous les philosophes. Le monde ne doit pas être jugé d’après l’intérêt d’aucun individu ni d’aucune espèce ; toutes les espèces et tous les individus trouvent dans ses lois et leurs facultés les moyens de travailler efficacement à leur propre intérêt. Ce qui fait le bien de tous est la plus grande somme de bien possible. C’est une vérité qu’aucun homme de sens ne peut se dissimuler. On exagère, on peint les dangers qui nous environnent ; on tait nos