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mêlent aux biens dont vous jouissez, tout vous dit que vous n’êtes pas les rois du monde, ni même les premiers favoris du grand Etre. Vous n’avez nul droit de l’exiger. Ne vous enorgueillissez pas, mais ne vous avilissez pas non plus ! Vous êtes des citoyens notables dans une des plus petites villes de l’immense empire qu’on appelle l’univers. Celui qui fixa votre place la fit bonne et meilleure pour des êtres de votre espèce qu’aucune autre de celles que vous pouvez connaître et concevoir. Vous lui devez beaucoup de reconnaissance, car il vous a donné plus de bien que de mal, infiniment plus de momens où vous êtes contens de vivre que de ceux où vous voudriez mourir. Mais cette bienfaisance qu’il a exercée envers vous et qui doit vous prosterner aux pieds de son trône, il ne l’a pas eue pour vous seuls. Il l’a répandue avec profusion sur tous les êtres qu’il a rendus capables de sentir ; et nous ne savons pas où s’arrête dans la grande chaîne dus créatures cette heureuse propriété. Nous la voyons dans les animaux toute semblable à la nôtre, à quelques degrés de perfection près.

Idcirco unus interitus est hominis et jumentorum et æqua ulriusque conditio : sicut moritur homo, sic et illa moriuntur. Si inutile spirant omnia et nihil habet homo jumento amplius. Cuncta subjacent vanitati et omnia pergunt ad unum locum. De terra facta sunt et in terram pariter revertuntur. (Eccl. ch. III, v. 19.)

Nous pouvons la deviner, cette bienfaisance, jusqu’à un certain point, dans les plantes auxquelles l’amour même ne fut pas refusé. Nous ignorons si elle s’étend plus loin ; mais du moins parmi les êtres dont la sensibilité n’est pas équivoque, nous voyons que chacun sent par lui-même et que chacun doit a cette sensibilité mille plaisirs ; que chacun est doué d’organes propres à sa conservation et d’une intelligence qui, ne pouvant bien juger que celles de son espèce, doit se croire d’un degré très relevé. Nous ne pouvons pas savoir à quel point les abeilles, les fourmis, les castors et peut-être d’autres animaux moins supérieurs, se croient fondés à nous mépriser. C’est une fable d’un grand sens que celle des Compagnons d’Ulysse qui, métamorphosés, ne voulaient plus redevenir hommes. C’en est une non moins sublime que celle d’un poète moderne qui, dans un de ses discours où divers animaux, l’homme et des intelligences supérieures, disent chacun en particulier que tout est fait pour eux, et Dieu leur répond : J’ai tout fait pour moi seul !