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n’a plus la force de se défendre, ayant perdu celle de rester uni.

Ces agglomérations de peuples se manifestent donc moins comme un achèvement que comme des étapes. Elles s’ébauchent, elles se créent, œuvre à la fois des circonstances, des nécessités sociales, du génie. A peine sont-elles formées qu’une loi inverse travaille à les détruire. Au mouvement du multiple à l’unité succède presque aussitôt celui de l’un au multiple. — Observons, en outre, à quelle époque ces colosses ont apparu ? Cinq en treize siècles, depuis Cyrus jusqu’à la mort de Charlemagne. Du IXe siècle à nos jours, pas un seul n’a réussi à se tenir debout. Peut-être ces États énormes sont-ils, comme les grandes espèces, destinés à disparaître, mal défendus par leurs dimensions mêmes contre les infiniment petits qui les détruisent ? En tout cas, ils n’ont qu’une mission provisoire. Leur office devient de moins en moins utile à mesure que le progrès général, en associant tous les peuples à une même culture, ne laisse à aucun d’eux, sous prétexte d’éduquer les autres, le droit de les asservir.

Aussi bien, s’il est une loi du développement que l’on puisse suivre en Europe depuis quinze siècles, c’est celle de cette différenciation progressive des groupes. Il n’est peut-être pas d’époque qui, plus que le Moyen Age, ait eu la passion de l’unité. Les hommes cantonnés, isolés, dans des milliers de petits enclos, l’appelaient de toute la force de leurs espérances comme de leurs souvenirs. Ils sont comme hantés de la grandeur de Rome. Ils la regrettent ; ils l’évoquent. Et pour répondre à ces désirs, aucune époque aussi qui parût plus favorable à l’organisation unitaire de l’Europe. Une seule foi, une hiérarchie encadrant tous les peuples, un pouvoir spirituel incontesté, les mêmes méthodes scientifiques, l’activité prodigieuse des échanges brisant peu à peu les mailles les plus étroites du filet seigneurial, un même stade dans les institutions, tout contribuait à pousser les groupes sociaux à se rapprocher et à s’unir. Contre l’universalisme de la papauté ou de l’Empire, ce fut cependant le particularisme qui prévalut. Et quand, le particularisme ne lui suffisant plus, désireuse de se fixer comme de progresser, l’Europe passe à l’organique, sous quelle forme se fait l’évolution ? — L’unité ?… Non. Les nationalités. — Toutes ces molécules qui cherchaient un centre ont fini par se rejoindre. Mais elles se polarisent en des dimensions