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l’ère moderne. Par la Réforme, la philosophie, l’indépendance nationale, l’État prussien, l’Allemagne achève d’incarner « la liberté. » Et elle l’incarne seule. L’Angleterre la conçoit comme un privilège ; la France, comme un individualisme ; seule, l’Allemagne, en unissant l’individu à l’Etat, le particulier à l’universel, lui donne son expression totale. Nous sommes arrivés au plus haut moment de l’histoire : celui où « l’Esprit se sent libre, voulant en lui, pour lui, le vrai comme l’éternel… L’esprit germanique est l’esprit du monde nouveau. » En l’Allemagne, se résume, se consomme le développement de l’humanité.

Ne retrouvons-nous pas quelques-unes de ces formules dans les déclarations actuelles des politiques ou des publicistes ? En elle-même déjà cette idéologie enfermait toute une conception de l’impérialisme, l’apologie de la force, la déification de l’Etat, l’apothéose de l’Allemagne. Mais elle allait bientôt paraître insuffisante. Elle n’était, malgré tout, qu’une idéologie. Or, vers 1860, l’ère est close de l’idéalisme. Entraînée par le travail de l’unité, la politique de Bismarck, le progrès des sciences naturelles, l’Allemagne devient utilitaire et réaliste. La métaphysique ne lui suffit plus. Il faut à ses idées, à ses aspirations l’appui solide des faits. Les sciences de la nature comme de la vie vont dominer les esprits. Qu’importe que l’intellectualisme nouveau étrangle net l’essor de la poésie ou de la pensée spéculative ! A son tour, l’histoire se détachera de la philosophie pure, pour être soudée à la biologie. Et, cependant, en transformant ses méthodes, elle ne changera pas ses directions. Aux deux idées maîtresses de la race et du développement, la biologie, au contraire, va donner une nouvelle force, en leur unissant sa théorie de la concurrence vitale et de la sélection.

Il est curieux que cette conception positive ait été empruntée à l’Angleterre. En 1859, Darwin avait écrit son livre célèbre sur l’Origine des espèces. L’Allemagne l’adaptera vite à son génie. Dès 1863, Schleicher applique le darwinisme à la philologie. En 1864, Fritz Müller publie son manifeste Pour Darwin… Quatre ans plus tard, paraît la Création naturelle. Avec Haeckel, le darwinisme allemand se constitue. Il ne vulgarise pas seulement la théorie : il la complète. Par les lois de sélection et d’hérédité, Darwin n’avait prétendu expliquer que les phénomènes de la vie animale. Haeckel étend ces