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religion, de la philosophie ou de la politique. Toute la pensée historique de l’Allemagne en a été comme imprégnée. — Or, cette évolution, comment l’hégélianisme la conçoit-il ?

La première de ses lois a été définie par Gervinus. « L’histoire obéit à une direction invariable. Elle suit dans ses grands traits une marche logique et ordonnée d’avance. » Un processus constant, en quelque sorte rectiligne, telle une série de propositions sortant les unes les autres, elle est cela d’abord. Le chaos des faits s’ordonne dans un plan. Toujours en travail, toujours en progrès, l’Idée immanente à l’histoire est le ferment qui la pousse comme la raison qui la dirige. Les grandes civilisations n’en sont que les étapes. Tour à tour, les peuples qui traversent la scène du monde, figurent ses attributs, y ajoutent une perfection nouvelle ; leur rôle fini, ils se retirent. Une forme supérieure remplace celle qui disparaît, jusqu’au jour où, ayant posé toutes ses déterminations, l’Idée s’achève dans l’absolu, c’est-à-dire la pleine conscience que l’univers a prise de la liberté. — Logique, ce développement est nécessaire. L’Idée marche à sa fin d’un élan irrésistible, et cet élan entraîne le monde. Malheur à ceux qui lui résistent ! Ils sont vaincus, broyés, condamnés à la défaite comme à l’oubli. Gloire à ceux qui la servent ! Ils participent à sa vie et s’exaltent par son triomphe. Ceux-ci sont les grands noms de l’histoire, moins grands d’ailleurs par ce qu’ils veulent que par ce qu’ils font, car leur coopération est aveugle, comme fatale leur destinée. César ne songeait qu’à se venger de ses ennemis et qu’à s’emparer de la puissance publique… Dans ses desseins particuliers et égoïstes germait l’avenir du monde. L’homme se croit le maître de l’histoire ; il n’en est que l’instrument. Il ne travaille qu’à des fins voulues hors de lui et par des moyens qu’il ignore. La grande piperesse qui nous emploie sans nous mettre dans son secret s’ingénie à nous leurrer les yeux. Elle s’aide de nos passions, de nos intérêts, de nos instincts, faisant tourner au triomphe de ses vues éternelles notre agitation d’une heure. Aspirant à la liberté, l’histoire est vide de liberté. — Et enfin, s’il est vrai que, dans l’histoire, nous ayons affaire à des individualités qui sont des peuples, l’Idée ne peut se réaliser dans l’individu, ni même dans l’art, la philosophie, la religion qui n’offrent de l’absolu qu’une représentation fragmentaire et incomplète. Elle n’atteint sa plénitude que dans l’Etat.