Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins le centre de cette région minière, alors complètement agricole. En ce temps-là, c’était une misérable bourgade de quelques feux, éparpillés à une certaine distance de la route. On disait : « Voici Landres ! » et l’on passait, sans que ce nom éveillât le moindre écho dans nos souvenirs. Mais, l’instant d’après, ma mère se penchait a la portière, et, comme devant une surprise charmante et toujours nouvelle, elle s’exclamait :

— Ah ! voici le château des demoiselles de Bécary !

C’était une simple maison bourgeoise, qui n’était même pas couverte en ardoises (chez nous, l’ardoise anoblit) et qui avait une apparence assez délabrée. Néanmoins, on disait : « le château des demoiselles de Bécary, » sans doute à cause de la particule de ces dames. On ne les voyait jamais. Nul rideau ne se tirait à notre passage, derrière leurs fenêtres presque toujours closes. Mais le mystère qui enveloppait ces deux vieilles filles invisibles et énigmatiques ajoutait au prestige de leur « château » et me faisait longuement rêver.

A partir de ce moment, les surprises se multipliaient, dans la joie de l’arrivée. Nous ne quittions plus les petits carreaux de la voiture :

— Ah ! voici la chapelle d’Anoux !

On se signait dévotement, et l’on coulait un rapide regard vers l’Image enluminée, qui transparaissait confusément entre les barreaux du grillage, où achevaient de se dessécher quelques bouquets rustiques. Anoux s’ébauchait dans le lointain, sur la droite de la route. A gauche, au fond d’un grand creux envahi par toute une végétation forestière, émergeaient des clochers et des toits rouges. On s’émerveillait :

— Voici Mancieulles ! Voici Mance !…

Enfin, sur sa hauteur, parmi les hautes cimes de ses bois, le clocher de Briey surgissait, puis la gloriette de la sous-préfecture, au sommet de la grosse tour et des vieux remparts qui dominent la ville basse et la vallée du Wagot. La route commençait à s’animer. On croisait des carrioles, des camions où s’entre-choquaient des tonneaux. Ma mère disait :

— Ah ! voici les laveuses, qui remontent du Pont-Rouge !

Et, comme notre conducteur craignait d’être en retard, il interpellait les bonnes femmes pliées sous leurs hottes, pour savoir l’heure :