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délicieusement dans le miroir de l’eau morte. Tout mon cœur bondissait vers la splendeur trop brève. Je ne sais quelle nostalgie s’emparait de moi, je ne sais quel pressentiment de ciels plus heureux, plus prodigues. C’était vraiment une minute divine. Et puis mes yeux se perdaient dans les profondeurs de l’espace sans horizon. Déjà la féerie s’éloignait. A perte de vue, c’était la désolation des terres mornes et du ciel bas, le vide à l’infini…


Parmi ces émotions extrêmes, celles qui accompagnaient nos retours de Briey étaient peut-être les plus désolantes dont je me souvienne.

On partait dans la joie. Pour nous autres, petits paysans de Spincourt, Briey, c’était la ville avec toutes ses grandeurs et tous ses raffinemens : le pavé, dont parlaient fastueusement mes tantes, la libération de la boue, les pompes religieuses et mondaines. Et puis, enfin, cela nous donnait l’illusion d’un long voyage, un voyage qui prenait une bonne matinée, bien qu’il n’y ait guère plus de sept lieues entre les deux localités. Nous avions beau savoir par cœur les moindres accidens du trajet, les villages, les fermes, les arbres du chemin, et jusqu’aux bornes kilométriques, — à chaque départ, tout nous paraissait neuf, d’un intérêt passionnant et inépuisable.

Le départ était toujours fixé à huit heures, de manière à arriver commodément, et sans trop se presser, pour se mettre à table. Mais le chargement des impedimenta et la mise en route s’éternisaient si bien, que notre patache ne démarrait pas avant neuf heures, et même neuf heures et demie. Par les temps froids, on y entassait des manteaux, des châles et des couvertures : on fourrait sous les banquettes des cruchons d’eau chaude et des chaufferettes portatives. C’était une espèce d’omnibus de famille, au-coffre peinturluré d’un vert acide, et dont les portières étaient si étroites que les gens de Briey, esprits caustiques et mordans, l’avaient surnommé « la voiture cellulaire. » Mais, dans le ravissement du voyage, nous fendions les groupes des mauvais plaisans, sans aucun souci du ridicule.

Fermes crottées, aux vieux portails branlans, bourgades lamentables perdues dans la platitude uniforme des terres labourées, pauvres hameaux, qui aviez l’air de pourrir et de vous diluer sur place, comme vous étiez vivans pour nous,