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auxquelles on conviait des cousins et des cousines, qui arrivaient de Metz ou de Briey et dont les façons citadines nous pénétraient d’une respectueuse admiration. Avec de petits airs dégoûtés, les jeunes filles regardaient tendre les balances, où l’on introduisait des parcelles de viande crue pour les voraces écrevisses, ou bien on suspendait, au bout d’une ficelle, un morceau de pain de chènevis dans les poches compliquées des « verveux. » Et soudain, au milieu des rires et des cris, la bande folle s’égrenait à travers la prairie. Les taches claires des toilettes et des ombrelles papillotaient au soleil ; les effilés et les ceintures flottantes de ce temps-là s’accrochaient aux chardons, ou s’envolaient par-dessus les barrières des pâturages…

Un peu à l’écart de ces ébats qui m’intimidaient, je préférais rester couché dans l’herbe, au bord de la rivière sinueuse, moins occupé à considérer les pêcheurs en train d’immerger leurs lourdes nasses, qu’à cueillir des bouquets d’herbes folles que je déchiquetais ensuite, avec une curiosité passionnée. Il y en avait de bien jolies, qui portaient de plus jolis noms : des amourettes, des cheveux du bon Dieu. Et il y avait enfin des Plus je vous vois, dont les petites corolles d’un bleu tendre me semblaient la chose la plus gracieuse et la plus délicate qu’on pût contempler. Ainsi nommait-on les myosotis, la fleur sentimentale : « Plus je vous vois, plus je vous aime. » Avec quel battement de cœur je les cherchais, ces petites fleurs bleues, dont les touffes rares se blottissaient, au bord de l’Othain, sous des fourrés de roseaux, — des roseaux qu’on appelait des glâs, et dont les feuilles tranchantes comme des couteaux me mettaient les mains en sang.

Quelquefois, — pas souvent, hélas ! — à la fin de ces après-midi d’été, des minutes merveilleuses passaient, que je ne sais comment exprimer, tant le charme en était fugitif, insaisissable, composé de mille influences secrètes qui m’échappaient. Devant moi, la rivière s’arrondissait comme un lac. A travers les hautes herbes, où j’étais étendu, je n’apercevais que la surface de l’eau, tantôt unie, tantôt crêpelée de vaguelettes, qui, parfois, devenaient écailleuses comme des ardoises. Le vent froid de la Woëvre soufflait dans les peupliers des berges, et les feuilles pâles se mettaient à frissonner longuement. Puis, tout s’apaisait. Le ciel du couchant était rose et bleu. Il se reflétait