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agréable compagnon de voyage. L’honnête Hoc, supplicié par la jalousie, devra se décider, avant d’avoir atteint le terme de la navigation entreprise, à abandonner le sampan, entraînant avec lui son épouse pour la soustraire à cette passion funeste. Le vieillard et le jeune homme poursuivront seuls leur route vers la rive de leurs rêves. Mais ce sampan qui s’en va de la baie d’Along aux pentes du Bao-Daï, gagnant le haut pays de Lang-Son, ne nous révèle pas seulement son minuscule univers, les tourmens et les espoirs qu’il abrite sous sa paillotte. Parti de Port-Courbet, il aborde à Quang-Yen, puis à Haïphong, à Pha-Laï que les Français appellent Sept-Pagodes, puis encore à Lam. Que d’êtres différens sont rencontrés par les sampaniers et prêtent à leurs commentaires ! Ils sont souvent mêlés à des scènes caractéristiques, soit qu’ils se risquent en tremblant dans les villes de pierres et de briques édifiées par les conquérans langsa, soit qu’ils se trouvent parmi leurs frères indigènes qui bavardent en mâchant du bétel dans les misérables restaurans enfumés des bords du Song-Chang, soit qu’ils rendent visite a un notable dans la région où commence le Haut Pays. Depuis la grève de Hongay où il est construit jusqu’aux eaux boueuses du Song King Thay qu’il fend en remontant vers le Nord, le sampan de Neuâ, — la barque annamite, — sert de moyen pour faire défiler sous nos yeux les populations du Tonkin et nous les présenter en un tableau d’une animation, d’une variété, d’une couleur étonnantes. Voici Minh, le hûyen incrédule qui a envoyé son fils s’instruire dans les écoles des Occidentaux, le majestueux Chinois Van Chéong, revêtu de sa houppelande en soie bleu pâle, riche, à l’occasion déférent envers les Esprits Invisibles quand son commerce lui permet ce loisir, Bûu, l’orfèvre bavard et fripon, le barbier Canh, Duong le constructeur de sampans, Co-Haï la courtisane, le vieux Doï (sergent de tirailleurs), les « messies civils » et les mandarins militaires langsa. Tous ces personnages, harmonieusement agencés, bougent, s’expriment, parlent, discutent, agissent avec un naturel, une vérité simple et profonde qui donnent au lecteur l’impression de la vie même, et au critique, — du moins il me semble, — le sentiment du comble de l’art. Au risque de paraître emporté par un enthousiasme excessif, j’avoue que la Barque annamite évoque pour moi le souvenir d’ouvrages que je considère comme des chefs-d’œuvre, par exemple les merveilleux