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hommes, et, selon les actions de ceux-ci, déchaînent ou apaisent les élémens, appellent les calamités sur l’impie, font croître la prospérité du juste. Une pensée surtout obsède Neuâ : rendre les devoirs sacrés à ses ancêtres morts. Jusqu’ici, il ne l’a pu. Dans sa jeunesse, il a été obligé d’abandonner précipitamment leurs tombes lorsqu’il s’est enfui au temps de la « grande épouvante, » de la guerre des Pavillons Noirs. Les efforts de Neuâ, ses économies de pauvre sampanier, ne tendent qu’à un but : posséder un sampan, — barque annamite surmontée d’une paillotte, — posséder un sampan à lui qui lui permettra de retourner vers le Haut Pays, de remonter le Fleuve, de retrouver les tombes de ses pères, des pères de ses pères, là où il les a laissées autrefois. Il leur rendra alors les honneurs funèbres, aux dates consacrées, selon les rites prescrits. Hoc, fils de Neuâ, prendrait plus aisément son parti de laisser les tombes à leur sort. Il ne parle guère, mais aux mots qui lui échappent, on devine que d’autres problèmes le sollicitent. Attentif, il observe le monde nouveau qui s’agite sous ses yeux, le monde des Occidentaux, des Langsa, selon la dénomination qui leur est donnée par les indigènes.-

Hoc n’ignore pas les événemens qui ont changé si considérablement la constitution de l’Extrême-Orient. Une haine sourde contre l’étranger l’anime. Fils soumis, travailleur muet et sobre, très épris de sa femme Thi-Teu, volontiers il se confinerait dans son labeur de sampanier et dans son bonheur conjugal. Mais bientôt celui-ci est troublé. Neuâ et Hoc sont parvenus, en rassemblant leurs économies, à faire construire un sampan. Ils s’apprêtent à voguer vers les Hauts Pays. Toutefois Neuâ est trop vieux pour peser longtemps sur les rames, et Hoc n’a point d’enfans qui puisse l’aider dans cette tâche. La famille se décide à adopter l’adolescent Tao, vagabond de bonne mine, rencontré par hasard sur la plage où il a été abandonné par une jonque chinoise. Tao est Annamite. Il témoigne d’un cœur ingénu, généreux, reconnaissant. Il résiste aux tentations que la vie ne lui épargne pas. Neuâ se plaît à façonner son esprit et à voir dans cet orphelin un disciple, un petit-fils qui, le jour venu, saura rendre à sa dépouille mortelle les honneurs que lui-même rêve de rendre aux mânes de ses aïeux. Par malchance, Tao, à son insu, se trouve fort au goût de Thi-Teu, femme de Hoc, et Thi-Teu n’aspire bientôt qu’à prouver ses sentimens à un si