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et dans des termes d’ailleurs fort justes il blâme les gens pusillanimes : « Un talent, disent-ils, ne doit pas s’exposer. On ne peut pas parler d’une façon moins digne du talent et surtout d’un poète. Le vrai talent et la vraie supériorité résident précisément dans leur caractère et ils en reçoivent leur sève. Ce qui ne porte pas cette marque de personnalité est plat et insignifiant. Les anciens n’éprouvèrent jamais autrement ces choses et Eschyle eût trouvé fort singulier si quelqu’un se fût avisé de vouloir l’empêcher de combattre à Marathon, sous prétexte qu’il pouvait ajouter quelques trimètres à son œuvre. Car voici précisément ce qu’il y a de plus noble chez l’homme, c’est qu’il est audacieux avec lui-même quoi qu’il arrive et qu’il peut librement jouer son existence. »

Puis un peu plus tard, il se découvre tout à fait, il se permet déjà, non pas en public, mais dans son domestique, c’est-à-dire, en catimini, de dire ce qu’il pense de ce grand poète national : « Plus je songe à lui, dit le madré personnage, avec une prodigieuse ironie, et plus je le félicite d’avoir fini ainsi. Par cette bénédiction publique qui lui en est échue, ce Körner, qui dans la vie n’avait pas encore trouvé l’équilibre, se façonne peu à peu en une figure parfaite. S’il avait survécu, son côté magique se serait perdu en quelque chose de tout à fait médiocre, sort qu’il eût partagé avec beaucoup de ses semblables. L’évolution de sa verve poétique vers la vraie beauté demeure douteuse pour nous et la fraîcheur de la jeunesse s’en serait allée. »

Alors, pouvons-nous ajouter avec le savant, que serait-il resté de ce Dieu national ? La balle du brave pioupiou français qui défendait son convoi de vivres lui donna l’immortalité.

Que devient dans ce drame la famille Körner et le clavecin de Mozart qui dormait dans le logis des Grâces ? La ville natale de Théodore était demeurée obstinément fidèle aux Français. Napoléon la considérait comme le dernier rempart du loyalisme et au moment où la famille ignorait encore la mort de l’enfant prodigue, — le 6 septembre, — elle fêtait le court et dernier séjour de l’Empereur dans la capitale des rois de Pologne. Ce fut plus de deux mois après que les parens, angoissés de ce long silence, apprirent que leur fils n’était plus, le 17 novembre, le jour de la capitulation de la ville devant les alliés victorieux. Toute la famille s’était sauvée à l’approche des Prussiens dans un domaine qu’elle possédait à quelques lieues de Dresde. C’est là qu’une lettre de Parthey leur communiqua le rapport,