Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/891

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais la fin du héros approche à grands pas et, par une grâce de la destinée dont on ne saurait assez le féliciter, sa production poétique retrouve in extremis je ne sais quelle dignité religieuse. On dirait que l’ange de la mort l’a frôlé déjà de son aile et a purifié ses lèvres d’où s’étaient échappées des vipères.


Le 25 août, le major Lutzow reçut l’ordre d’organiser avec son corps et cent cosaques une de ces chevauchées qui devaient irriter et harceler les ennemis, à la manière russe, dans un incessant va-et-vient de razzias et de fuites. Le soir du même jour, le corps atteignit encore un village nommé Gottesgabe (Don de Dieu) à trois lieues de Schwerin. On résolut d’y faire le bivouac pour la nuit. C’était une contrée plate, coupée de marais et de beaux groupes d’arbres. Au fond d’un petit parc s’isolait une de ces monotones demeures du Nord, une maison de seigneur mecklembourgeois entourée de ses terres. Lutzow, son aide Körner et d’autres officiers y portèrent leur billet de logement et furent reçus par les hobereaux avec l’empressement de loyaux sujets.

Théodore Körner, après le repas, se leva de table et demanda aux châtelains s’il y avait un clavecin dans la maison. On lui répondit affirmativement et on guida les chasseurs noirs avec deux chandelles dans une vaste salle garnie de quelques mauvais tableaux. Le poète posa les flambeaux à droite et à gauche de l’instrument, l’ouvrit et, tandis que ses compagnons se couchaient sur les divans, il se mit à chanter avec sa véhémence habituelle ses chansons de guerre.

Les hôtes s’étaient retirés discrètement devant les cosaques, en bonnet de fourrure malgré la chaleur de l’été, et qui traînaient à travers les longs couloirs des paillasses et des paquetages avec les crochets de leurs courroies. Les compagnons avinés chantaient en chœur les refrains, lorsque soudain un silence se fit et Théodore Körner, cherchant dans sa mémoire un chant qu’il avait composé ce jour-là et noté au crayon sur son carnet, se mit à frapper quelques accords. Alors, avec une solennité inaccoutumée, il commença la dernière veillée de sa vie avec son dernier chant. C’est celui même qui demeura sa