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subie. » Tout visait ainsi l’effet à produire. L’armée régulière prussienne, prudente, voulut bien reconnaître ce corps franc, mais sous réserve de le désavouer devant l’ennemi, dans le cas où il commettrait des actes sans gloire. C’était la une confraternité d’armes bien précaire, qui acceptait leurs réussites et repoussait leurs défaites.

Lorsque Théodore Körner pénétra dans la ville de Breslau bondée de patriotes, avec son cheval de guerre, il se dirigea, selon les indications précises qu’il avait reçues, Vers l’auberge du Sceptre d’Or. En l’absence d’un uniforme universitaire qu’il n’avait plus le droit de porter, ayant été expulsé des Facultés, et voulant tout de même frapper les foules par son arrivée, il avait endossé sa blouse noire d’élève de l’École des mines. C’est sous ce sombre habit qu’il comptait rencontrer dans ce cabaret le chef de la bande Lutzow, qui avait établi là son bureau de recrutement. Sur le seuil où l’on se pressait, il aperçut des jeunes gens au visage animé et qui se précipitaient dehors comme subitement enflammés de quelque délire sacré. Il y entra à son tour et ne fut pas peu étonné d’apercevoir derrière une table, entourée d’officiers et de soldats, non pas la figure martiale du capitaine franc, mais une jeune femme ravissante, aux yeux noirs brillant des plus vives séductions. Debout, le buste bien pris dans un corsage à brandebourgs, penchée sur les arrivans, la bouche engageante, les bras tendus, elle recevait les engagemens et faisait signer les volontaires fortunés sur un grand registre après s’être bien assurée de leurs ressources pécuniaires. Cet appât, qui guettait les jeunes gens au fond de cette auberge comme une araignée d’or guette les mouches dans son filet, n’était rien moins que la femme du major Lutzow, la belle comtesse d’Ahlefeld. Le major avait dépêché son épouse à la pêche aux goujons, comptant sur les charmes de ce singulier sergent d’enrôlement pour ensorceler les hésitans. Le succès un peu équivoque de cette réclame vivante fut considérable. On y alla pour voir. On vit, on fut convaincu. Pour la cause sacrée, tous les moyens n’étaient-ils pas nobles et purs ? Personne ne songea à s’en choquer et les affaires marchèrent avec rapidité.

Le bouillant Théodore fut transporté d’ardeur à la vue de cette voluptueuse Bellone. Dans la salle, assis à de longues tables, il vit des étudians criant et chantant. Quelques-uns