Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/885

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II. — L’ORIGINE DE LA GUERRE DE DÉLIVRANCE

Le futur héros arrive dans la sombre ville de Silésie au moment où les routes, déjà encombrées de milliers de gens de toute espèce, n’étaient plus qu’un fleuve mouvant qui coulait vers les faubourgs de Breslau. Piétons et cavaliers, voitures à échelles bondées de paysans de tout âge, chevaux chargés de lourds paquetages improvisés, portant deux hommes en croupe, adolescens accompagnés de leurs mères et sœurs, marchant dans la boue du dégel, se dirigeaient vers la capitale. Au bord des fossés, des marchands ambulans trafiquaient sous des bâches, passaient des boissons, du lard et des miches de pain aux pèlerins exténués. D’interminables cortèges s’engouffraient sous les portes aux murs rébarbatifs. Toute une humanité hétéroclite, mélange invraisemblable d’aventuriers étrangers, de hobereaux au masque demi-slave, de laboureurs, de bourgeois des cités maritimes, disparaissait derrière les guichets, surveillée par les grenadiers prussiens, qui, assis près de tambours plats ornés d’aigles, comptaient les arrivans en fumant leurs pipes. Des ouvriers mineurs dans leurs blouses noires et des fils de famille le corps bien pris dans un dolman à brandebourgs, la grosse casquette dans la nuque sur les cheveux blonds tombant sur les épaules, s’associaient à ce défilé singulier et saluaient au passage le nouveau drapeau déployé, strié d’une croix de fer, qui claquait au vent aigre de mars devant le corps de garde. Dans les groupes, des hommes circulaient, lançant des mots d’ordre, organisant on ne savait trop quoi. Des mineurs racontaient que leurs camarades travaillaient pour ramasser la somme nécessaire à leur équipement militaire et envoyer leur contingent à la cause sacrée. Par masses compactes, des professeurs d’Université en tête, les étudians ivres marchaient chantant des hymnes et brandissant leurs rapières. Assez longtemps, disaient-ils, leur sang fraternel avait coulé en de stériles querelles, il était temps qu’ils le versassent pour de justes causes. Les savans les entraînaient, bottés, crottés, la houppelande flottant sur leurs épaules de bureaucrates de la philosophie. Philistins à lunettes, ils avaient ouvert les portes des amphithéâtres pour laisser passer le flot des patriotes, fatigués d’apprendre et impatiens de cogner. Les fiancées des