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natale assommante, un mesquin village et affreusement arriéré. Il se plaint du régime de tempérance auquel on le soumet, car il est certainement alcoolique et sa jeunesse s’est déroulée dans la double ivresse des sensations violentes et des liqueurs fortes.

Le père alors le dirige vers Vienne où, au bord du Danube bleu, il oubliera peut-être la culture Jahnienne. On a flatté ses ambitions lyriques, on compte sur cette verve pour le détourner de l’atmosphère de haine et de vulgarité qui menaçait si gravement toutes les belles espérances de jadis. « Il est indispensable, écrit le père, que l’esprit de mon fils reçoive désormais des notions supérieures et des idées plus larges. » Cette lutte obstinée, entre le père et le fils qu’il voudrait arracher au matérialisme jouisseur et belliqueux, s’amplifie chaque jour. D’un drame de famille, ce conflit bondit peu à peu à un grand drame social, à une synthèse du gigantesque combat que la Prusse va livrer au vieil individualisme germanique. Cette fois pourtant, le fils se laisse persuader sans peine.

Tout de suite il comprit l’avantage d’avoir obéi à son père. Berlin, qu’il avait considéré comme le centre du monde, lui apparut maintenant à peine sorti de sa boue de petite ville, tandis qu’il voyait dans Vienne l’antique souveraine du Saint Empire romain. C’était en vérité une ville délicieuse, à la fois imposante et joyeuse, populaire et patriarcale. La Cour la plus aristocratique de l’Europe lui prêtait du lustre. Théodore s’y plut, y fit des pièces de théâtre, y fut joué avec succès sur la scène impériale et s’éprit d’une comédienne. Le voici fiancé, fêté dans la paix, ami de Beethoven. Mais l’année 1813 s’approche : le comte Gessler lui rappellera bientôt que Berlin a besoin de son talent pour soulever les masses contre Napoléon.

Copieusement chargé de lettres de Humboldt pour des chefs militaires, Théodore repartit dans de rapides étapes jusqu’en Silésie sans toucher son pays paternel. Un soir enfin, le 18 mars, il aperçut le poteau de la frontière et, à l’aspect de l’aigle prussien, sa verve poétique s’arracha en un dernier effort des liens qui l’avaient enchaîné à l’Allemagne pacifique. Assis sur une borne du chemin, il composa une chanson d’un goût outré pour le noir volatile. Ainsi se termina la période de formation dans la brève vie du « héros national. »