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de la race, et ce voisinage étroit de la science et de la brutalité rituelle des corporations éclaire ce foyer persistant de sauvagerie où se préparait l’avenir.

La famille, à Dresde, ces braves gens si doux, si éclairés de vraie culture, sont désolés. Son amour pour le fils unique n’empêche pas le père de lui montrer le gouffre. Ses lettres peuvent, dans leur généreux avertissement, passer pour des chefs-d’œuvre de sagesse et d’intelligence paternelles. « Reste fidèle, lui écrit-il, à un idéal qui a fait ses preuves, et ne cours pas à ta perte dans l’engouement pour la violence. Je te conjure de ne pas descendre avec ton entourage, mais cherche à l’élever à toi, à ces vraies joies dont la maison paternelle fut illuminée et que ton enfance déjà pouvait partager. »

C’est un dernier et douloureux appel de la vieille Allemagne de Schiller et de Mozart. Il demeura sans réponse. Théodore tombe chaque jour davantage dans la brutalité des excès et des duels. Il se moque de tout et de tous. Le Sénat, effrayé du scandale permanent des tueries, décide enfin son arrestation pour une condamnation sévère. Il vient de se battre et est couché au fond de son alcôve avec une blessure à la tête. Mais les camarades le préviennent, le font lever et lui proposent la fuite à la faveur d’un déguisement.

Durant deux jours encore, il se cache pour épuiser le prestige de sa situation dangereuse et jouir de son état dramatique. Enfin, à l’aube du troisième jour, il saute dans une berline préparée par ses amis prussiens, l’épée et le luth pendus à ses côtés et la blessure mal guérie bandée par un foulard noir. Un de ses camarades et complices est pris et condamné à huit ans de prison, pendant que lui s’évade heureusement et court tout droit à Berlin, où il arriva dans la soirée du 25 mars 1811.


La famille Körner fut atterrée par cette aventure et effrayée de ses conséquences. Théodore était bien loin à présent des rêves pacifiques qu’on avait forgés pour son avenir, et on le voyait glisser rapidement à quelque catastrophe. Encore que le père s’imaginât avoir conservé une parcelle d’autorité sur lui, ce fut en réalité le parrain, le comte Gessler, toujours embusqué derrière sa feinte brusquerie de caporal, qui dirigeait de plus en plus les destinées de Théodore. Muni de lettres pour