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monde sous le charme de son génie et de ses sourires. C’est que, dès la première heure, il s’était senti comme chez lui dans la tendresse naturelle de ces esprits, ardens au beau, et de ces très braves gens. Tard dans la nuit, les improvisations musicales succèdent aux éblouissans entretiens sous le feu des bougies de cire qui coulent lentement sur le lustre mat du clavecin. Mozart se sépara avec peine de ce logis si doux, de ce temple de l’intelligence et y laissa un souvenir « aussi mélodieux que le son d’une flûte d’argent. » Dora Stock, délaissée par son fiancée, Huber, qui s’était jeté dans la Révolution, fit du musicien un portrait qui demeure comme le plus véridique de tous ceux qui survécurent de ces temps enchanteurs. Dora Stock trouva ainsi dans son art une consolation à une vie sentimentale ruinée.

La bataille d’Iéna poussa le prince Electeur de Saxe dans les bras de Napoléon, que tout le monde saluait comme un libérateur. Celui-ci attribua au prince le duché de Varsovie et les fêtes dès lors se succédèrent dans tout le pays en l’honneur de l’Empereur avec un sentiment unanime de soulagement après les humiliations que l’arrogance outrecuidante de la Prusse politique et militaire n’avait cessé d’infliger à la Saxe plus faible et plus cultivée.

Dans la maison de Christian Körner, on fêta la suzeraineté française. Le père de Théodore représentait pleinement une nation qui jusqu’alors avait trouvé son bonheur loin de la politique, dans les domaines de l’Art et des Idées générales. Il assiste à la gloire française avec sympathie et aux agitations de Berlin avec une indifférence qui, cent ans plus tard, exaspère les Allemands modernes. Pour lui, les besoins de la société, de l’Etat et de la Nation étaient commandés par les besoins de l’individu. C’était là une opinion que l’élite de la vieille Allemagne ne discutait même pas. Par société, elle entendait le commerce fertile entre gens de même culture, des échanges spirituels fondés sur un unanime désir de perfectionnement. Plus que jamais, la maison de Dresde était devenue l’oasis des caravanes pacifiques qui se sauvaient des déclamations belliqueuses.

Mais l’infiltration prussienne s’accomplissait en même temps et comme toujours avec méthode. Les espions, les émissaires de Berlin étaient partout, travaillant sournoisement l’opinion. Le salon de Christian Körner, ami de Gœthe, était