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rien au monde n’existait pour nous : nous en avions, pensions-nous, pour toute notre vie…

Et puis un beau soir, comme un hâle accablant pesait sur la campagne et que le village était désert, tout à coup Louis Génin ramassa ses cornouilles sur la marche disjointe de la chapelle, les glissa dans sa poche, et, avec cet air inspiré, qui, pour moi, était irrésistible, il s’élança, en me criant : — « Je m’en vas à la Rue-haut ! » comme on chante : « Le jour de gloire est arrivé ! » Quel accent fit-il passer dans ces simples mots ? J’avais vu la flamme de la découverte briller dans ses yeux gris. Tête baissée, je le suivis, et, tout en galopant derrière lui, je me répétais : « la Rue-haut, la Rue-haut ! » trouvant, pour la première fois, dans ces syllabes, un son étrange, et, tandis que je les prononçais, je voyais je ne sais quoi resplendir devant nous…

Pourtant, elle était bien prosaïque, cette Rue-haut, et même d’une malpropreté repoussante, avec ses fumiers entassés devant les portes des maisons comme des écuries, ses mares de purin, son abreuvoir pleurant au milieu des bouses et des flaques boueuses. Mais je courais derrière Louis Génin, sans rien apercevoir de tout cela. Enfin, il s’arrêta au bout de la rue, devant un autel de pierre, adossé au mur d’une grange et surmonté d’une colonne ronde, que terminait un crucifix entre deux personnages agenouillés. Tout autour de la croix, des crottes blanchâtres maculaient le sol, souillaient même la pierre de l’autel et le banc aménagé contre le mur du logis. De gros pigeons ventrus roucoulaient sous le toit de la maison, dont tous les volets étaient tirés.

À cause de ces oiseaux, on appelait les propriétaires du logis : les Collin-des-Pigeons. C’était une famille de cultivateurs cossus et dévots. Pour les processions, la mère Collin-des-Pigeons dressait un reposoir dans l’angle de sa grange, sur la table de pierre surmontée de la croix, et le fils Collin, qui avait de belles moustaches rousses et qui était grand chasseur, tirait, avec son fusil, des salves en l’honneur du Saint-Sacrement.

Ce soir-là, tout le monde devait être aux champs pour les « regains » d’automne. Aucun bruit dans la maison, ni dans les écuries. Alors nous prîmes possession de l’autel et de ses dépendances, et chacun de nous se mit à arranger, sur la table