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pas de profession qu’on ne puisse exercer avec un seul œil[1], et tous nous connaissons des borgnes qui occupent de très belles situations sociales. Récemment, un médecin faisait remarquer que, même pour tirer, il n’est besoin que d’un œil, et il proposait de renvoyer les borgnes au front. Le dommage presque exclusif subi par le borgne consiste en ceci qu’il est plus qu’aucun autre menacé de cécité, et, sauf des cas fort rares, il ne serait guère lésé si on ne lui accordait provisoirement aucune pension, mais seulement des droits à faire valoir le jour où la cécité surviendrait. L’aveugle, au contraire, est obligé presque toujours de renoncer à son ancienne profession ; il lui faut faire un apprentissage compliqué, qui ne le conduira jamais qu’à de très maigres salaires. Ses gains sont considérablement diminués, ses dépenses considérablement accrues. Supposons maintenant que, en outre de ses deux yeux, l’aveugle ait perdu un bras, ou même deux, — et il y a des exemples de pareilles infortunes, — Il sera devenu incapable de toute réadaptation, obligé de se faire servir à chaque minute ; et pourtant, c’est à peine si sa pension sera majorée de 200 francs.

Encore, dans bien des cas, l’écart entre la pension du borgne et celle de l’aveugle a-t-il failli être beaucoup moindre. En vertu de la loi de 1831, toujours en vigueur, dans les premiers mois de la guerre les conseils de réforme devaient assimiler nombre d’aveugles aux borgnes. Souvent, en effet, un œil seul était enlevé, l’autre avait perdu une partie de sa puissance de vision ou même sa vision entière, mais restait intact en apparence. Or la loi ne permettait de faire état que des lésions oculaires visibles à l’œil nu. Celles-là mêmes qui étaient visibles à l’ophtalmoscope n’entraient pas en ligne de compte, et les oculistes, qui déterminaient avec les méthodes modernes le degré de vision de l’œil malade, n’avaient pas le droit de s’en souvenir au moment du classement dans les cadres de réforme. Heureusement le décret du 24 mars dernier, sauvegardant à la fois les intérêts des victimes et ceux de l’État, a stipulé des indemnités provisoires proportionnelles à la diminution de la puissance de vision, et qui, après deux ans, se transforment en pensions viagères si le mal s’est révélé incurable. Cet

  1. Au plus, peut-on dire qu’il serait imprudent au borgne d’exercer sans lunettes préservatrices quelques métiers tels que ceux de mineur, verrier, métallurgiste, lamineur, cantonnier, etc.