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trouvait être devenu le prisonnier de son parti. Son point de vue d’homme d’Etat, pesant avec soin, avec scrupule, le pour et le contre de l’intervention italienne, disparaissait dans le tumulte créé par le grand conflit de deux idées, de deux passions opposées. M. Giolitti se trouvait débordé. Rome traversait de ces heures où le vent de la popularité et de l’impopularité souffle où il veut, capricieusement, parfois au hasard. Très vite, il souffla en tempête. Aucune explication n’avait plus de chance d’être écoutée. Guelfe ou Gibelin, on se trouvait classé sans recours, et les noms propres devenaient des drapeaux. Pareil à Parinata degli Uberti, M. Giolitti aura pu se poser la question douloureuse : « Pourquoi ce peuple me hait-il ? »

Cependant le même phénomène portait M. Gabriele d’Annunzio à la tête de la foule favorable à l’intervention. Qu’un lettré subtil, un poète gavant, un écrivain d’un esthétisme raffiné, inaccessible au vulgaire, soit devenu un tribun, un excitateur des masses, c’est un des traits les plus remarquables de cette période agitée, un de ceux qui seront retenus par l’histoire. L’Italie est, dans le monde moderne, une des terres privilégiées où ces métamorphoses restent possibles, où la littérature est mêlée à la vie, où chacun est accessible au lyrisme, le porte à fleur de peau. Il faut penser à Lamartine en 1848 pour trouver un précédent à ce rôle joué par la poésie dans un grand mouvement politique : encore les poèmes de Lamartine faisaient-ils, comme ses discours, appel aux sentimens les plus généraux, on pourrait dire aux lieux communs du cœur, tandis que chez M. d’Annunzio, tout est docte, même le langage des passions, même l’expression du patriotisme et du loyalisme. Partout ailleurs qu’en un pays méditerranéen, M. Gabriele d’Annunzio eût paru voué à jamais à l’incompréhension de la foule, destiné à la tour d’ivoire…

Le 12 mai, première soirée de contact avec Rome, cent cinquante mille personnes étaient venues l’accueillir. M. d’Annunzio, du balcon de l’hôtel Regina, — en face du palais de la Reine mère qui, de ses fenêtres, assistait à ce spectacle, — avait prononcé un discours pareil à ses discours du Quarto et de Gênes, harangue sonore, où le nationalisme était nourri de poésie classique et d’histoire, où les souvenirs du Risorgimento et les mots célèbres des chefs et des soldats garibaldiens étaient mariés à des vers de Dante. Le premier