Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la marine royale, leur offrit de les emmener avec soi, le lendemain matin, sur un petit bateau de commerce appartenant à un cousin de sa femme : car le fait est que le docteur Harrington s’était secrètement marié, durant l’après-midi de ce même jour, avec la fille d’un riche banquier (ou usurier) allemand d’Upolu, et la jeune femme l’avait supplié de la dérober au ressentiment de son terrible père en s’enfuyant avec elle dès l’aube suivante.

Le lendemain vers six heures, Harrington et sa femme, en arrivant au petit port d’Apia, virent les autres fugitifs anglais déjà installés dans la chaloupe qui devait les conduire jusqu’à la goélette du cousin de Lida. Le cousin en personne était venu à terre pour les accueillir : et Harrington ne laissa pas d’éprouver une surprise quelque peu désagréable en découvrant que ce proche parent de sa femme n’était pas, comme sa Lida elle-même et comme la mère de celle-ci, un indigène au teint élégamment olivâtre, mais bien un nègre du noir le plus pur, et, avec cela, presque tout à fait nu. Du moins le pauvre cousin Lupeta tâchait-il de son mieux à racheter cet excès de couleur en déployant les manières d’un parfait gentleman. S’étant avancé vers le médecin, il lui tendit la main et lui dit, dans un anglais absolument impeccable : « Ravi de vous voir, mon cher docteur ! Ma jolie petite cousine m’a tout raconté, et je suis trop heureux de pouvoir mettre ma goélette à votre service, ainsi qu’à celui de vos compatriotes. Lida est en vérité la plus excellente fille que je connaisse au monde, et je ne saurais assez vous féliciter de votre bonne chance de l’avoir pour femme ! »

En quoi le nouveau cousin d’Harrington ne se trompait point, car il y a longtemps que je n’ai pas rencontré, pour ma part, dans la littérature anglaise une figure féminine plus charmante, — je veux dire : avec un charme plus réel et vivant, — que cette humble héroïne du beau roman « colonial » de M. Ambrose Pratt, — si rayonnante de lumière et si parfumée de naïve tendresse que je ne puis m’empêcher de déplorer, seulement, qu’il ait plu à l’auteur de nous représenter cette fleur des « îles » comme ayant dans ses veines des gouttes de sang « boche. » Mais autant il nous en coûte de devoir reconnaître en elle une fille de l’ignoble personnage que nous apparaît l’usurier Jacob Helf, autant nous avons de satisfaction à discerner comme un reflet de son exquise beauté intérieure dans les bons gros yeux du nègre Lupeta. Sans arrêt, durant toute cette journée de fuite hâtive de la goélette vers l’une quelconque des colonies anglaises les plus voisines, sans arrêt le propriétaire et capitaine de l’Indui se prodigue