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dans l’Aînée une ampleur, une abondance de ressources, un relief, une verve et, pour tout dire, un ensemble de qualités éminentes que Jules Lemaître n’avait pas encore réalisé avec une telle intensité.

Oublions que ces Petermann, et ces Poupeloz, et ces Mikils sont les adhérens d’une confession religieuse. Ne nous attachons pas à leurs croyances ; ne voyons en eux, comme aussi bien l’a fait Jules Lemaître, que les puritains, — et il en est de toutes les paroisses, — les professionnels de la vertu orgueilleuse et de l’austérité intransigeante. Le pasteur Petermann est un très honnête homme, et c’est même un saint homme. Mais il y a des nécessités de situation. Il faut vivre et, quand on a six filles, il faut trouver six gendres, ce qui implique bien des concessions. C’est ainsi que l’austère pasteur a fait de sa maison une maison des amours, un temple du flirt. Il joue à la Bourse, quoique les Pères de la primitive Église aient interdit aux fidèles toutes les formes du commerce de l’argent. Il déteste le péché, certes, mais il redoute par-dessus tout le scandale. Comme le pharisien, il est sans merci pour la brebis égarée. Cependant quelque entorse vigoureuse qu’il donne à ses principes, il n’est jamais embarrassé pour trouver un prétexte qui sauve les apparences. Car les rigoristes sont ainsi : ils ne valent pas mieux que les autres, mais ils s’en font plus accroire. Ils ne sont pas meilleurs et ils sont plus durs. Le nom véritable de leurs vertus prétendues, c’est le plus souvent l’étroitesse de l’esprit et la sécheresse du cœur.

A côté de cette satire du rigorisme, il y a, dans l’Ainée, l’aînée, l’étude la plus poussée, la figure la plus touchante et la plus vraie qu’on doive à Jules Lemaître. Lia est la sœur aînée, celle dont le droit d’aînesse consiste à se dévouer et se sacrifier pour toute la famille. Pour les autres toutes les complaisances, à elle tous les devoirs, tous les héroïsmes : n’est-elle pas la raison même ? Nul ne s’avise que cette personne si raisonnable ait un cœur, elle aussi, et qu’elle puisse souffrir dans ce cœur meurtri. Une à une, ses sœurs se marient : elle est celle qu’on admire et qu’on n’épouse pas. Elle aime le pasteur Mikils, et s’en croit aimée. Elle a compté sans cette coquette de Norah, qui lui souffle son amoureux. Elle se résigne, elle se sacrifie au bonheur des deux jeunes gens. Ironie du sacrifice ! Norah trompe son mari, et ainsi par sa faute elle ridiculise, elle bafoue les scrupules et l’abnégation de son aînée. Une dernière humiliation attend la malheureuse Lia. Pour faire une fin, elle consent à épouser le vieux M. Muller : celui-là même lui échappe, car tel quel il peut faire un mari pour la plus jeune et la plus rouée des demoiselles