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la faiblesse. Il fait du pardon non pas une libéralité de la vertu et de la bonté, mais la constatation de torts qui s’équilibrent… Seulement, ainsi expliqué, le pardon est-il encore le pardon ? Et n’en serait-il pas plutôt cette parodie qui s’appelle la tolérance réciproque ?

Nous touchons ici à la conception essentielle du dramaturge, comme à l’idée maîtresse du moraliste. Dans ses feuilletons, Jules Lemaître s’est livré maintes fois, avec une insistance significative, à un exercice ingénieux et d’apparence paradoxale, qui consiste à répartir entre les personnages d’une comédie l’éloge et le blâme, l’estime et le mépris, précisément au rebours des intentions de l’auteur. Dans Maître Guérin, il prenait la défense du père contre le fils, quoique le père fût un vulgaire usurier et le fils un beau colonel qui paraissait au dénouement avec les insignes de son grade. Dans Monsieur Alphonse, il n’allait certes pas jusqu’à réhabiliter monsieur Alphonse, mais il refusait toute sympathie à Mme de Montaiglin. Dans l’Étrangère, tandis que tout le monde s’accorde pour accabler le duc de Septmonts et le supprimer comme un simple vibrion, il se montrait sévère pour la duchesse de Septmonts. Et ainsi de suite. Il donnait cet exercice pour un jeu : « Montrer en étudiant les personnages d’un drame ce qu’il y a de fatalités dans les vices des méchans et ce qui se mêle de faiblesse à la vertu des bons, rapprocher de nous-mêmes ceux qui sont pires que nous et aussi ceux qui sont meilleurs… » N’était-ce qu’un jeu ? Ce jeu ne cachait-il pas une théorie, celle qui, déjà esquissée dans le Pardon, va s’épanouir dans l’Aînée ?

Avant de parler de cette comédie justement célèbre, je tiens à exprimer une réserve formelle. A la prendre au sens littéral, elle contient une satire du monde protestant. Or tout ce qui touche aux questions religieuses me paraît devoir être soigneusement écarté de la scène. Je m’en suis expliqué naguère en rendant compte du Retour de Jérusalem. Qu’il s’agisse des juifs ou des protestans, ou, comme dans certaines pièces d*Augier, des catholiques, en les ridiculisant sur le théâtre on est assuré de froisser les plus respectables et les plus profondes des convictions : on excède les droits de la littérature. Cela dit, il faut reconnaître que l’Aînée est le chef-d’œuvre de Jules Lemaître au théâtre et probablement un des chefs-d’œuvre de la comédie moderne. Le Pardon, sous sa forme souple et aisée, mais abstraite, ressemblait un peu trop à une démonstration philosophique. Les personnages, qui auraient pu s’appeler le mari, la femme, l’amie, n’étaient pas assez individuels. Le souffle était court. Il y a