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vers l’apogée de la fortune : elle avait salué dans les cris de joie l’aube de ce XXe siècle qui devait être son siècle, à elle, comme le XIXe avait été celui de l’Angleterre et comme le XVIIe celui de la France… Dès 1904, elle sentait partout des craquemens de faillites : simple crise de croissance, dirent les médecins tant-mieux. Mais en 1908-1910, la crise renouvelée semblait aux médecins tant-pis d’origine congénitale, et l’Allemagne entière commençait à s’inquiéter de la longueur de cette marche et de l’éjoignement toujours renouvelé du résultat. En 1914, elle se voyait approcher enfin, non pas de la richesse attendue si longtemps et si vaillamment poursuivie, mais de la ruine peut-être, tout au moins des difficultés angoissantes, et c’est pour éviter la chute que, brusquement, elle pensa liquider son bilan par une guerre victorieuse : les milliards sauveurs de l’indemnité française amortiraient d’un seul coup tout son passif ; l’annexion des colonies françaises donnerait à son commerce et son industrie un domaine, une réserve immenses ; le servage économique, où le traité de paix mettrait la France et la Belgique, avec leurs marchés, leurs chemins de fer et leurs ports, permettrait un nouvel accroissement de la marine germanique qui loucherait enfin aux jours rêvés par les cordonniers de Spire : Ist einst gross zur See… la France vaincue en 1914, il suffirait de quelques années pour que vint le tour de la « fière Angleterre… » Et l’Angleterre jetée bas, l’Allemand aurait vraiment l’empire de l’Europe et du Monde. Il ne resterait plus qu’à remettre en leur place le Tsar, s’il osait regimber, et Dieu, s’il avait quelques écarts de conduite. Mais le Tsar n’était-il pas depuis un siècle et demi l’allié, l’intime, le tuteur ou le pupille. tour à tour du Hohenzollern ! et les partages de la Pologne n’avaient-ils pas rivé Berlin et Pétersbourg à la même chaîne infrangible ?… Et Dieu était plus sûrement encore « avec nous. » Si l’Allemand avait besoin de Dieu pour jeter bas les autres peuples et les mettre on servage, Dieu avait encore un plus grand besoin de l’Allemand pour faire régner partout la vertu et la loi. Car, seul, le fonctionnaire prussien pouvait faire de l’Europe un jardin bien tenu sous les regards de l’Eternel, l’Eden des temps nouveaux, où l’arbre de la Science ne porterait plus que des fruits salutaires.


VICTOR BERARD.