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française. Voilà pourquoi je ne m’engagerai pas dans une guerre contre la France sans y être contraint et forcé.

On doit supposer qu’en se livrant à ces confidences vis-à-vis d’un Français, l’Empereur avait voulu le rassurer, et comme sa sincérité ne pouvait être mise en doute, ce but fut atteint. Mais le général d’Abzac recueillait en même temps la preuve que le vieux souverain n’était pas moins impressionné par l’attitude de la Russie que par celle de la France, et qu’à ses yeux le péril n’était pas moins menaçant du côté de Saint-Pétersbourg que du côté de Paris. Ce n’était pas une révélation, mais la confirmation d’un état de choses dont se préoccupaient déjà les chancelleries européennes, bien que le prince de Bismarck n’y eût pas fait allusion au cours de sa campagne électorale, dont la France seule avait fait les frais. En tout cas, le langage de l’Empereur, en même temps qu’il dévoilait implicitement la perfidie du chancelier au cours de la crise, coupait court aux accusations formulées par lui et démontrait leur fausseté.

Bien que le général n’approuvât pas l’orientation imprimée par le gouvernement français à la politique intérieure du pays, il était trop bon patriote pour ne pas se hâter de lui faire part des paroles rassurantes qu’il avait entendues et dans lesquelles il voyait une garantie du maintien de la paix. Au sortir de l’audience impériale, il en transmettait le compte rendu à l’ambassadeur de France ; puis, avant de quitter Berlin et après un dîner chez le prince impérial, il écrivait à notre attaché militaire, le colonel de Sancy, une lettre dont voici un extrait :

« Nous n’avons point pour le moment à nous préoccuper de tous ces bruits de guerre. C’est surtout de la Russie que l’on a peur ici, et c’est en vue de toute éventualité pouvant se produire de ce côté-là que l’on tient à s’armer davantage encore. »

Le signataire de ces lignes aurait pu ajouter qu’à Berlin, on commençait à prévoir le rapprochement qui devait s’opérer ultérieurement entre la Russie et la France. Divers symptômes l’annonçaient : le prince de Bismarck, en causant avec ses familiers, admettait comme probable que, si la guerre éclatait entre l’Empire russe et l’Empire allemand, la France en profiterait pour prendre les armes, afin d’essayer de reconquérir ses provinces de l’Est et, encore qu’il ne crût pas que cette guerre fût imminente, il ne cessait de dire qu’il fallait s’y préparer. Il