Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et menaçait de l’entraîner dans une politique d’aventures ?

— Mais ce sont là de véritables bourdes, Sire, s’écria le général d’Abzac. On a trompé Votre Majesté. Mon pays, comme c’était son droit, a continué à travailler à la reconstitution de sa puissance militaire. Mais à aucun moment il ne s’est livré à des préparatifs en vue d’une campagne offensive et les projets qu’on attribue au général Boulanger sont de pure invention. Nos effectifs ont été et sont toujours ce qu’ils doivent être en temps de paix, et si Votre Majesté veut les comparer à ceux de l’armée allemande, elle verra qu’ils sont bien moins élevés.

Le général parla longtemps sur ce thème, répondant à toutes les questions que lui posait l’Empereur et s’efforçant de détruire dans son esprit les effets des informations calomnieuses à l’aide desquelles on l’avait trompé. Lorsqu’il eut achevé sa démonstration à laquelle son patriotisme imprimait une éloquence persuasive, le général d’Abzac eut la joie de constater que l’Empereur ne doutait pas de sa parole. Il s’abstint cependant d’exprimer devant son interlocuteur le regret qu’il devait éprouver en touchant du doigt la preuve des efforts qui avaient été faits pour l’exciter contre le gouvernement français.

— Je suis bien heureux de vous entendre, dit-il au général, et je ne doute pas des assurances que vous me donnez. — Après un court silence, et comme s’il laissait échapper de sa bouche un aveu qu’il ne pouvait plus retenir, il continua : — Je n’ai aucune confiance dans la sagesse du général Boulanger. Mais, malgré la pression exercée sur moi par le parti militaire, je ne consentirai jamais, si la France ne m’attaque pas, à lui déclarer la guerre. Je suis trop vieux pour recommencer la partie de 1870 et risquer des résultats obtenus par des victoires qui ont dépassé mes espérances. Ce serait une imprudence d’autant plus grande que la Russie est dans des dispositions douteuses vis-à-vis de l’Allemagne. Le Tsar est toujours le même vis-à-vis de la Cour de Berlin. Mais il n’est plus, comme ses prédécesseurs, maître de l’opinion du peuple russe, et il est à craindre que celui-ci ne se rue un jour ou l’autre sur les Allemands. Cette lutte pourrait être néfaste pour eux et pour l’empire germanique dont les armées, même victorieuses dans plusieurs grandes batailles, seraient hors d’état d’imposer la paix aux vaincus et laisseraient le territoire ouvert à une invasion