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ou d’artilleur français, on le saluait de cette phrase admirative : « Ah ! te voilà Prussien ! » Il est vrai qu’on disait aussi : « Il a tombé sur son prussien ! » lorsqu’un de nous tombait sur son derrière. Mais c’était à l’imitation des grandes personnes. Enfans, nous n’avions pas de haine contre nos ennemis parce que nous n’étions point maltraités par eux. Avec nos fusils et nos sabres de bois, nous nous amusions à les singer, lorsqu’ils faisaient l’exercice. Nous leur lancions des obus de sable, que l’on confectionnait avec un mouchoir de poche, ou un morceau de journal. Un jour, nous braquâmes un petit canon à capsule, contre deux Bavarois qui passaient et nous les couchâmes en joue. Nous ne fûmes point fusillés pour cela. Les deux gros garçons se contentèrent de rire niaisement.

J’ignore comment ils se comportèrent ailleurs, pendant cette retraite de 1873, mais le fait est que, chez nous, aucune plainte ne s’éleva contre eux. Nous n’eussions jamais rien su de cette guerre, que nous avions traversée sans la voir, si nos parens et nos maîtres ne nous eussent enseigné, plus tard, les atrocités commises par l’envahisseur dans les autres parties de la France, et dans notre pays même, à deux pas de chez nous. Cela encore, nous ne l’eussions peut-être jamais su non plus, sans l’annexion brutale de nos frères les plus proches, sans cette grande injustice, dont nous allions souffrir pendant toute une adolescence humiliée et tenue continuellement sur le qui-vive.


Si, maintenant, j’essaie de réduire toutes ces impressions menues, et souvent contradictoires, de notre enfance à quelques impressions dominantes, je trouve ceci.

Il y avait, tout au fond de nous, alimentées par la tristesse de notre sol et par la grandeur informe de nos plaines, de profondes sources lyriques, ignorées de nous-mêmes. Mais, sans issues, elles restaient secrètes et stagnantes, comme les étangs de notre pays et les trous d’eau cachés, dans nos prés sous les nénuphars et les glâs aux tiges coupantes.

Manque de pente et manque d’horizon, pauvreté et médiocrité de la vie, toutes ces circonstances contraires nous comprimaient. On se sentait un anneau dans une chaîne, et rien que cela. Rappelés sans cesse au sentiment de notre dépendance,