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D’être restés, pendant de longs mois, sans fréquenter aucune école, ils semblaient avoir désappris ce qu’ils savaient. Une institutrice qui, à leur arrivée, les avait accueillis, m’a dit : « Beaucoup ne savent plus que lire. L’orthographe, les rudimens du calcul, l’histoire, la géographie, ils ont tout oublié ; une addition les embarrasse… »

Ce n’est pas impunément que ces pauvrets avaient traversé les épreuves les plus terribles ; ils en restaient marqués. Je les ai vus. Au fond de leurs yeux, flottait une stupeur. Quelques-uns semblaient mal éveillés d’un songe affreux. Quel cauchemar, en effet, égalera celui qu’ils ont vécu : leurs maisons pillées, incendiées ; la fuite éperdue devant l’ennemi ; la canonnade incessante ; l’emprisonnement en Allemagne ; les menaces ; les coups et la mort, pendant des mois, rôdant autour d’eux ! Je me rappelle un garçonnet ; je me souviens de sa caboche ronde qu’on avait dû raser, ainsi que celle de ses camarades, pour la débarrasser de la vermine des prisons allemandes, je l’entends encore :

« — Un jour, un soldat allemand a mis son revolver sur la tempe d’un petit enfant qui était dans les bras de sa maman. Mon Dieu ! comme j’ai eu peur ! je me suis sauvé… »

Au souvenir terrible, il tremble ; sa voix devient rauque :

— Quel âge, as-tu, petit ?

— Six ans, madame… Une institutrice me dit :

— Les petites réfugiées, les premiers jours, ont refusé de jouer à la récréation. Serrées l’une contre l’autre, dans un coin de la cour, elles restaient sérieuses, presque farouches, considérant les ébats de leurs nouvelles compagnes, ne voulant pas y prendre part.

Il fallut des avances réitérées, des sourires, des caresses pour les apprivoiser. Quel passé de douleur, ce renoncement aux joies de l’enfance laisse soupçonner ! Qu’est-ce donc qu’ « ils » ont fait souffrir à nos petits pour arriver à leur faire oublier la quiétude, la félicité naturelle à leur âge ? On m’a présenté trois mignonnes : treize, douze et neuf ans : « Notre papa est prisonnier en Allemagne ; les Boches l’ont pris, un jour, à la maison ; notre maman est devenue folle ; elle a eu trop de chagrins ; les Allemands l’ont gardée, en Allemagne, dans un de leurs hospices… Nous, on a été emmenées avec les autres du