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Les bords de la Brenta ; demeurés plus rians dans son imagination, trompèrent son attente. Napoléon avait porté le premier coup à la prospérité de Venise et de la Vénétie. La domination autrichienne avait fait le reste ; c’est le cas de répéter les paroles de Chateaubriand : « L’Autriche est venue, elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens, elle les a forcés de regagner leur cercueil. » Je connais peu de régions où l’on soit plus accablé par la vue d’une irrémédiable décadence que sur ces rives dont la splendeur, aux XVIIe et XVIIIe siècles, excitait un délire d’enthousiasme chez les voyageurs. Chateaubriand se console à la douceur de l’air, tout heureux d’avoir fui les sapinières de la Germanie où le soleil a mauvais visage. Et il arrive à Venise qu’il n’avait pas revue depuis vingt-sept ans, lors de son voyage d’Orient.

Tout en s’installant à l’hôtel de l’Europe, il sent qu’il va s’exalter et célébrer des beautés qui, jadis, lui déplurent. Il souhaite de « mauvais chemins » à la duchesse de Berry, pour pouvoir rester seul une quinzaine de jours « au détriment de la monarchie légitime. » Et il trace en tête de ses notes des vers de Sannazar et de Chiabrera :


Salve, Italum regina !
……..
O d’Italia dolente,
Eterno lume
Venezia !


Que s’est-il donc passé pendant ce quart de siècle ? Tout simplement que Venise est devenue à la mode. Byron l’a, si j’ose dire, lancée. L’éclat de sa renommée, le retentissement de ses œuvres, les scandales du palais Mocenigo, sa liaison avec la comtesse Guiccioli, sa mort à Missolonghi en ont fait une sorte de héros aux yeux de la jeunesse romantique. Tous les poètes rêvent de cette Venise où l’a rejoint son ami Shelley, de ce Lido qu’il parcourait à cheval en déclamant ses poèmes, de cette Adriatique qui tant de fois avait roulé son beau corps. Keats expire à vingt-cinq ans, en prononçant ce mot désormais magique : « A Venise… » Dès que Musset écrit, c’est pour chanter la ville incomparable :


Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge…


Ce sont peut-être les premiers vers qu’il ait rimes. Sa passion