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conspiré avec Charles X, il s’assoupit dans sa calèche, en regardant se lever les étoiles. Cela nous valut la délicieuse méditation, où il adresse à une Cynthie imaginaire quelques-unes des plus belles phrases que Rome lui ait inspirées. « Qu’elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d’Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Socrate…Ecoutez ! La nymphe Egérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l’hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages… » Comme le dit M. Victor Giraud : « Qui n’a pas lu ce dernier morceau ne sait pas jusqu’à quelle hauteur Chateaubriand poète peut s’élever. » Il faudrait citer toute la rêverie qui se prolonge jusqu’au moment où une voix l’interrompt brutalement, à l’entrée d’Egra : « — Mein Herr ! dix kreutzer bour la parrière. »

Rentré à Paris le 6 juin 1833, il en repartait le 3 septembre, sur l’appel de la duchesse de Berry qui, de Naples, lui donnait rendez-vous à Venise. Il note, avec exactitude, qu’il en est à son dixième passage des Alpes. Il écrit à Mme Récamier : « J’ai eu dans le Jura, et ensuite sur le Simplon, un coup de vent que je ne donnerais pas pour cent écus. » La descente sur Domo d’Ossola l’enchante plus que jamais. « Un certain jeu de lumière et d’ombre en accroissait la magie. On était caressé d’un petit souffle que notre ancienne langue appelait l’aure, sorte d’avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. »

A Vérone, il fait l’appel funèbre des hommes d’Etat qui jouèrent un rôle en Europe, au moment du congrès. Et il n’hésite pas à écrire : « C’était là qu’avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n’eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit. » Mais aussitôt après, dans ce jeu balancé où il se complaît, il dit la vanité de ces choses. « Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n’entendra jamais chanter l’alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakspeare. » Il est vrai qu’il rêvait de réunir sur sa tête les lauriers de Metternich et de Shakspeare…