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lui déplaît. A Milan, en moins d’un quart d’heure, il compte dix-sept bossus, et il en conclut que la schlague allemande a déformé la jeune Italie. Il voit dans son sépulcre saint Charles Borromée, mort depuis deux siècles et demi, et ne le trouve pas beau. A Borgo San Donnino, un tremblement de terre jette sur le sol les robes et le chapeau de Mme l’ambassadrice. A Parme, le portrait de Marie-Louise lui rappelle, comme jadis la barque de Plaisance, la trahison de l’épouse de Napoléon.

Au lieu de passer par Florence et Sienne, ainsi qu’a son premier voyage, il suit l’antique Via Emilia, que j’ai parcourue, il y a quelques années, bourg après bourg, tant les plus grands souvenirs de l’histoire s’y lèvent à chaque pas. Peu de contrées sont plus lourdes de passé que cette Romagne, presque ignorée des touristes, dont Dante définit exactement les limites,


Tra il Po, il monte e la marina e il Reno.


« Une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d’une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes, comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d’œuvre des arts modernes ou quelques monumens de l’antiquité. Ce canton de l’Italie renferme toute l’histoire romaine ; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main. »

Après Forli, il se détourne de sa route pour aller méditer, à Ravenne, sur la tombe de Dante et sur la mort du beau Gaston de Foix. Il traverse la Pineta dont les pins esseulés le font songer à des mâts de galères engravées dans le sable. A Savignano, il traverse un petit torrent qu’on lui dit être le Rubicon. Je me rappelle que, dans le pays, les gens me montrèrent trois ruisseaux qui revendiquent cet honneur ; tous trois étaient du reste insignifians et sans eau. Qu’importe ! L’Yser, connue jadis des seuls riverains, n’est-elle pas devenue l’une des plus illustres rivières du monde ? Quant au vrai Rubicon, il est impossible, parait-il, de le déterminer avec certitude, d’après les indications vagues ou contradictoires de Strabon, de Pline et des géographes du Moyen Age. Les poètes, d’ailleurs, n’ont point si mesquins soucis d’exactitude. Au seul nom, Chateaubriand s’exalte : « Quand on me dit que j’avais passé le Rubicon, il me sembla qu’un voile se levait et que j’apercevais la terre du temps de César. »