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la nouvelle lunette à corne, instrument d’une extrême précision, très précieux pour l’observation. Je rencontre en route un lieutenant d’artillerie belge, accompagné d’un servant qui suit toutes nos positions. Nous sommes tellement infestés d’espions que j’ai presque envie de leur demander leurs papiers !… Et, au contraire, c’est ce qui m’arrive, à moi, un instant après : je marchais tranquillement les mains dans les poches, le manteau simplement jeté sur les épaules, le képi enveloppé de mon passe-montagne marron, mon cache-nez autour du cou, le nez chaussé de magnifiques lunettes à l’épreuve du vent terrible qui ne cessait de souffler en rafales ; avec ma figure rasée, il faut avouer que je pouvais avoir l’air suspect… Un sergent de territoriale m’appela et me conduisit à son capitaine qui m’interrogea, à vrai dire, peu sévèrement ; je m’amusais follement ; je n’avais pas mon livret militaire, mais ma plaque d’identité commença à ébranler ses soupçons et, quand il vint trouver mes officiers, il dut bien reconnaître que j’étais un vrai artilleur français, sans mauvais dessein pour son pays… Deux jours avant, il avait fusillé deux espions déguisés l’un en marin, l’autre en brigadier de cuirassiers !

Revenu à la tranchée, je vais me reposer quelques instans dans une petite maison, à dix mètres de là ; il y a des lits, on pourra dormir. Et ainsi, le temps passe, rien de notable. Les Allemands tirent sur notre gauche ; nous sommes tranquilles. C’est étonnant comme nous sommes tranquilles ! Les territoriaux, s’enhardissant peu à peu, sortent de leurs abris et vont chercher de la paille afin d’en tapisser soigneusement leur « canias ; » mais, au lieu de se défiler avec précaution, ils marchent, insoucians, par groupes de trois ou quatre, tant et si bien qu’ils finissent par attirer l’attention des Allemands qui tirent dessus, à fusant d’abord. Les premiers coups sont longs, et le feu est peu nourri ; les percutans remplacent les fusans, pour démolir les tranchées. Nous finissons par y accorder un peu d’attention… Décidément, il vaut mieux quitter la maison : si elle « prenait, » nous serions ensevelis sous ses débris. Au moment où je franchis la porte, des sifflemens bien connus m’avertissent de l’arrivée d’un « train ; » je bondis derrière un mur… À peine suis-je couché, que les quatre « gros noirs » (des 150) éclatent tout près ; les « voltigeurs » grognent partout, à droite et à gauche, mais le mur tient bon. Je me relève,