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sien. On était vraiment fort mal. Notre tranchée, très peu profonde et évasée, n’offrait qu’un abri très imparfait ; quand les « zinzins » tombaient trop près, nous nous étendions au fond du trou, avec une seule botte de paille au-dessus de nos têtes, précaution utile, sans laquelle j’aurais reçu un éclat en pleine figure : là encore, j’avais eu de la veine ! Le ciel était sillonné de projectiles, tellement que nous ne reconnaissions plus les Français des Allemands ! Au point de vue des ordres à porter, nous fûmes assez tranquilles ; on ne nous en donna que deux à chacun, les miens pour le capitaine V… En nous quittant, nous nous serrâmes la main, mon camarade et moi, avec un « bonne chance !… » Pour aller à mon poste, je devais d’abord franchir quelques mètres en pleine crête ; ensuite, en longeant le fossé au bord de la route, j’étais caché. La première fois, je ne pris peut-être pas assez de précautions, car « ils » me tirèrent dessus ; mais la seconde, je rampai délibérément et me trouvai, au détour d’un arbre, face à face avec un pauvre petit fantassin de chez nous qui avait le crâne fracassé… Frisson !… Mon camarade revint, lui aussi sans mal, et nous passâmes le reste de notre journée sans autre aventure, moitié causant, d’ailleurs avec beaucoup d’entrain, moitié dormant pour tromper la faim qu’aucune soupe ne nous permettait d’apaiser.

Un incident de la matinée avait été l’arrivée du capitaine V…, sans képi. Il dit au commandant, avec son calme imperturbable, qu’il venait passer un moment à l’abri avec lui, car il était repéré. « Ces imbéciles-là m’ont troué mon képi ; c’est abominable ! » disait-il avec son air de petite-maîtresse… Coquet comme un officier de cavalerie. De très beaux yeux clairs comme le jour, qui jamais ne clignèrent devant le danger et nous fixaient, parfois rieurs, pour souligner une plaisanterie quelconque ; quoiqu’il nous traitât avec quelque hauteur, nous avions très grande confiance en lui : les hommes, au fond, l’aimaient bien… Il causa quelques instans, disant qu’il ne pourrait plus retourner à Reims maintenant qu’on lui avait démoli « sa » cathédrale qu’il avait toujours vue et aimée dès son enfance… « Oui, mon commandant, c’est abominable ! » — « Euh ! euh ! disait l’autre, j’ai une petite maison en Argonne, — et il tirait une grosse bouffée de sa pipe de bruyère toujours rivée à ses dents ; — ces animaux-là l’ont complètement chambardée… » — « Et chez moi, mon commandant, 50 obus, pas 49, 50 obus