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penser, à peine disions-nous un mot ; je revoyais tous les miens, là-bas, au Raz, où il devait faire si bon ce jour-là ; quelques épisodes de mon enfance me traversaient rapidement l’esprit ; songeant que l’on priait bien fort pour moi et que j’avais eu de la veine jusqu’à ce jour, je me disais qu’après tout, je m’en tirerais sans doute encore, peut-être avec une bonne blessure, tant est profondément ancré dans l’homme l’instinct de la conservation ! Mais aussitôt l’obus sifflait si près qu’on en sentait le vent et je ne souhaitais qu’une chose : être tué sur le coup pour ne pas souffrir ! Ces impressions diverses sont restées profondément gravées dans ma mémoire ; je ne les oublierai certainement jamais !

Enfin, un obus arrivant plus près encore, nous nous mîmes à courir le long du talus, plus en avant, en file derrière le commandant : nous fîmes ainsi une cinquantaine de mètres, et après avoir été obligés de nous plaquer à terre cinq ou six fois, nous parvînmes sans aucun mal à un endroit du chemin beaucoup plus encaissé où nous étions mieux abrités. Au bout d’un instant, le feu ennemi cessa ; il avait duré exactement cinquante minutes ! (J’avais regardé l’heure.) Alors nous respirâmes plus librement… Ce feu terrible n’avait touché personne dans nos batteries : seuls les téléphonistes et les éclaireurs.avaient été exposés et en furent quittes pour l’émotion ! Il faut avouer que ces Allemands étaient bien maladroits !

Tout heureux d’en être réchappé, je rentrai aux avant-trains, rapprochés des batteries pour la nuit ; sans paille, nous dûmes coucher sur la terre même, enveloppés dans nos couvertures : au bout d’une heure, j’avais le dos glacé ; je m’installai alors sur un avant-train où je dormis en chien de fusil, mais sans souffrir de la fraîcheur. Ainsi se passa notre première journée à Suzanne.


Cette région, où nous allions rester deux semaines, est peu pittoresque et moins jolie que la Lorraine. C’est un plateau immense, très légèrement ondulé, où de rares bosquets piquent les champs de betteraves, coupés seulement par les arbres bordant les routes ; très peu de maisons isolées, des villages plutôt pauvres, peu d’eau.

Notre emplacement était plus gai : à l’Est, l’horizon était limité par la grande route de Péronne à Albert, sur la crête du