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me replacer, ne fût-ce que pour l’amertume du contraste, devant mon paysage natal. A ma grande surprise, je n’éprouvai pas le heurt désagréable que je craignais. Au contraire, je crus me retrouver devant un de mes horizons familiers. C’était au commencement de septembre, au crépuscule. Les champs moissonnés semblaient un morceau de désert fauve, où glissaient, çà et là, quelques reflets d’un rose pâle. Les boqueteaux clairsemés formaient de petites taches vertes, comme des oasis perdues dans les sables. Et devant cette nudité de l’espace, cette simplicité de lignes poussée à l’extrême, je pensais : La plaine que voici fut mon initiatrice. Si étrange que cela paraisse, mon goût pour les grands horizons désertiques, pour les paysages démeublés et simplifiés des régions sahariennes me vient d’ici. La Woëvre, c’est le désert vu à travers les limbes.

Oui, un désert sans splendeur, sans forme et sans couleur. Là-bas, la moindre érosion rocheuse est construite comme une architecture aux arêtes vives et brillantes, la seule vibration de la lumière met dans tout l’espace un frémissement de vie, un oripeau sur le dos d’une mendiante éclate comme une largesse magnifique accordée à vos yeux. Et pourtant cette plaine désolée de Spincourt me reste chère : elle m’a donné le sens de l’oppression et de la douleur, avec le désir éperdu de l’affranchissement et de la joie.


Est-ce ma faute, si presque tous mes souvenirs lorrains sont teintés de tristesse ? Notre terre natale ne nous a pas gâtés. Naturellement, son visage sévère et quelque peu rude ignore le sourire. Dans les années où nous vînmes au monde, elle le connut moins que jamais. Cette facilité à vivre que donnent la prospérité, la richesse, le sentiment profond de la sécurité et de la force, comme tout cela nous fut étranger ! Mais, justement à cause de cette enfance si dure, nous fûmes peut-être mieux armés pour la lutte, qu’on ne l’est d’habitude dans ces molles provinces, où le bien-être se capitalise depuis des siècles, et où l’on n’a qu’à s’abandonner à la douceur de la vie. Et puis enfin, c’est cela qui prête à notre pays une physionomie originale. Cette tristesse, c’est sa poésie. Il y a ainsi des figures ingrates qui, à force d’avoir pleuré, en deviennent presque belles.