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leur donner le sens de te qui n’est pas eux. La présence ou le voisinage de la race ennemie noua oblige à nous confronter continuellement avec elle, à prendre une conscience plus précise des qualités et des défauts par où nous nous opposons à elle, et aussi et surtout à comparer les idées qui nous mènent de part et d’autre. Rien de plus précieux que ce sens ethnique, mais en revanche rien de plus rare. Quoi qu’ils prétendent, les étrangers en sont aussi complètement dénués que nous. Or, il ne faut pas se lasser de le répéter, parce que nul défaut n’est plus difficile à corriger : la plupart des erreurs politiques ne sont que des erreurs de psychologie. En 1913, au lendemain des fêtes de Leipzig, pour un Lorrain, qui a le sens inné de l’ennemi héréditaire, l’intuition instinctive de l’Allemand, il était évident que nous aurions la guerre à brève échéance » L’événement se produirait plus tôt ou plus tard, mais nous étions tous sûrs qu’il était inévitable. A Paris et dans le reste de la France, on pouvait se leurrer de chimères.

Malgré la terrible leçon des faits, l’âme de l’adversaire et, en général, toutes les âmes étrangères restent, pour la majorité des Français, aussi impénétrables qu’avant. Sans cela, on ne verrait pas s’étaler journellement dans la presse les projets d’alliances les plus ingénus et toutes ces vieilles illusions d’entente et de fraternité universelle, dont nous sommes les éternelles dupes depuis la Révolution, La conduite de nos voisins les plus proches, de ceux qui nous sont les plus sympathiques nous emplit d’étonnement. Leur attitude dans le conflit actuel est, pour nous, une énigme. Mais, si nous les connaissions mieux, nous saurions bien découvrir les mobiles capables d’agir sur eux. Voilà le difficile. ne craignons pas d’exagérer, d’employer des mots trop forts ; disons-nous donc une bonne fois qu’entre notre caractère et celui de l’étranger, non pas même le Germain, le Slave, ou l’Anglo-Saxon, mais le Latin, mais notre frère l’Italien, ou notre frère l’Espagnol, — en dépit de tout ce qui nous rapproche, — il y a une distance qu’on ne comblera pas avec de vagues protestations de tendresse ou de désintéressement.

Pour ma part, ce dont je suis le plus reconnaissant à ma Lorraine natale, c’est de m’avoir donné naturellement le sens de ce qui n’est pas moi. Aussi, lorsque, à vingt-cinq ans, j’arrivai en Algérie, je ne m’y sentis nullement dépaysé. Une foule