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orgueil, il ne craignait pas de le dire : « Il n’y a point de temps pour elle (pour Alceste). J’affirme qu’elle plaira également dans deux cents ans, si la langue française ne change point. » Déjà presque aux trois quarts écoulés, les deux siècles n’ont pas démenti la fière prédiction du vieux maître. Ils n’ont pu détruire ou seulement altérer le rapport intime, éternel, qu’avec notre langue sa musique soutenait et soutient pour toujours.

Grand mélodiste à chaque instant, parfois grand symphoniste même, Gluck a été surtout et sans cesse un incomparable orateur lyrique. Il a porté jusqu’à la suprême éloquence le discours musical ou le récitatif, cette forme à demi parlante et chantante à demi, que les créateurs de l’opéra d’Italie appelaient le « favellar in musica. » Dans l’histoire de la musique, il est le maître par excellence de notre déclamation, de notre prosodie, de notre syntaxe française. Il s’entend comme nul autre à l’ordonnance, à l’équilibre d’une période ou d’une phrase. Il en dispose avec nombre, avec mesure, non seulement les membres, mais les mots et jusqu’aux syllabes. Par la force et la justesse de l’intonation, de l’inflexion, il dégage des uns et des autres tout le sens et tout le sentiment qu’ils recèlent, et dans ses innombrables et sublimes « récits, » où la parole éclaire la musique, où par la musique la parole est animée, on doute quelle vertu, quelle beauté l’emporte et nous émeut davantage, celle du verbe, ou celle des sons.

Il y a plus encore, et ce n’est pas aux seuls mots, c’est aux noms que la musique de Gluck a su donner une portée, une valeur inestimable. Que dis-je ! « une » valeur ! Qui dénombrera les cris, les soupirs, les sanglots, et tous les accens de l’amour, de la douleur, du désespoir, que peut arracher aux lèvres d’Orphée le nom seul, constamment proféré, d’Eurydice ! De quelle tendresse aussi, mais de quelle colère et de quel mépris Armide ne charge-t-elle point le nom de Renaud ! Enfin, aux rivages affreux de Tauride, après avoir appris les infortunes et les crimes de sa race, on sait avec quelle pitié, quel effroi mêlé d’horreur, se nomme et se pleure elle-même, la « malheureuse Iphigénie. » Ainsi nous ne connaissons pas un vocable, du plus simple au plus noble, dont Gluck n’ait accru la signification ou la magnificence. Ces noms surtout, ces beaux noms antiques, tout chargés de gloire et de poésie, noms de héros et de rois, de vierges et de dieux, nous le remercions d’en avoir fait, à notre oreille et dans notre âme, la sonorité française plus belle, et plus pathétique le retentissement.