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après tout le monde, et sans cesse il faut le redire : Gluck est antique. Il ne l’est point assurément par la reproduction on seulement l’imitation de formes sonores ignorées de son temps. Gevaert a cependant signalé, çà et là, certaines rencontres de rythmes pareils, en des situations analogues, chez Gluck et chez les Anciens. Mais l’hellénisme de Gluck, avec plus d’étendue, a plus de profondeur. Sans rien savoir de la lettre, Gluck a deviné l’esprit et l’âme. Entre le génie de la Grèce et la musique, il a créé des rapports étroits, essentiels, et qu’il a fixés pour jamais. Or, les héritiers légitimes et les fidèles gardiens de ce génie, voilà justement ce que nous sommes, nous, Français, en compagnie de quelques autres, dont ne sont point les Allemands. Leur Nietzsche ne disait-il pas, — c’est même une des rares choses raisonnables qu’il ait dites : — « Il faut méditerraniser la musique. » Et sans doute il est impossible de ne pas saluer en Gluck un des plus sublimes artisans de la musique de la Méditerranée.

Entre nos ennemis et lui, rien de commun. Comparez à ses chefs-d’œuvre leurs chefs-d’œuvre, même, surtout les plus authentiques, les plus purement nationaux, que ce soit la Flûte Enchantée ou Fidelio, le Freischütz ou Tristan. Il vous apparaîtra tout de suite que les uns et les autres ne sont pas du même ordre. Ouvrez seulement la partition d’Orphée, et vous vous sentirez aussitôt à mille lieues de l’Allemagne. A vos lèvres monteront d’eux-mêmes les premiers accens du pèlerin d’amour, lorsqu’il s’avance à pas lents, ébloui, sous les bosquets divins : « Quel nouveau ciel pare ces lieux ! » Non, ce n’est pas le ciel allemand, fût-ce l’azur où brillent les étoiles dont se couronne le front de la Reine de la Nuit. Et sans doute un Fidelio, comme une Alceste, célèbre un beau trait d’héroïsme féminin et conjugal. Mais les deux chefs-d’œuvre n’en diffèrent pas moins l’un de l’autre, autant que la nuit elle-même est différente du jour. Dans le drame admirable, mais peut-être un peu bourgeois, de Beethoven, tout est sombre : le lieu de la scène (une prison et ses dépendances) ; les personnages, (un prisonnier, des prisonniers, leur geôlier et sa famille). Au contraire, quelles clartés inondent la tragédie royale de Gluck, et le temple, et le palais, où l’action, toujours triste, mais toujours lumineuse, magnifique, se déroule en plein soleil. On nous opposera peut-être la scène lugubre, ténébreuse, où l’épouse intrépide va chercher, braver le trépas jusque sur le seuil des Enfers. On ne manquera pas, — et l’on fera bien, — de signaler ici, dans la musique même, l’annonce, et comme le pressentiment d’une autre scène, encore lointaine, et qui, celle-là, sera tout à fait germanique : c’est, au