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Salut public met tout son orgueil à vouloir que « le premier allié de la plus puissante république du monde » — cet allié, c’est le successeur de l’immortel Frédéric — « soit le plus puissant monarque de l’Europe. » Barthélémy protestera de son mieux : « Alors, annonce-t-il, le système qui menace l’Europe des plus grands dangers se réalisera promptement, par la destruction et l’envahissement de tous les petits États. L’Europe sera plus asservie que jamais, les guerres plus terribles, tout sentiment de liberté plus comprimé. » C’était, ce Barthélémy, un diplomate véritable, formé à l’école de Vergennes : il fut déporté à la Guyane.

En somme, voici deux doctrines. L’une (et c’est la doctrine de la monarchie) considère les Allemagnes comme le réservoir de tous les malheurs, pour la France et pour l’Europe ; et le corollaire : il faut, par tous les moyens dont dispose une prudente politique, tenir les Allemagnes dans l’impossibilité de lâcher sur la France et l’Europe sa provision de malheurs. L’autre doctrine (celle des philosophes et de leurs disciples révolutionnaires) : aimer la Prusse et l’aider, afin de taquiner la maison d’Autriche et de récompenser l’immortel Frédéric en la personne de ses immortels descendans. Le succès paradoxal qu’a obtenu, dans notre malheureux pays, la seconde doctrine, on le constate en lisant Michelet. Jamais les ancêtres de Guillaume II n’ont été plus magnifiquement célébrés. C’est avec une sorte de délire affectueux que Michelet vante « le grand roi de Prusse, véritablement grand. » les « résultats moraux, immenses » de son règne ; et Michelet raffole de voir en Frédéric II l’incarnation du génie germanique. « Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand… » Ces mots nous dégoûtent : ils ravissent Michelet… « L’admiration d’un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germanie. » Le bon Michelet n’est-il pas au moins choqué de ce qu’un si touchant héros se soit établi conquérant ? Non : « on sent en lui une chose très belle, c’est que, ses faits de guerre, il les a vus d’en haut ! » Et la Pologne ? Michelet concède que le partage de la Pologne est une tache, la seule, dans le règne de son héros : encore, dit M. Jacques Bainville, en rejette-t-il la faute principale sur les jésuites ; et ainsi tout s’arrange.

A mesure que la Prusse devint de plus en plus puissante et eut, en Allemagne, une suprématie plus marquée, on étendit à l’Allemagne la tendresse qu’on avait pour la Prusse. Michelet ne sait pas réprimer ses larmes d’enthousiasme, le 4 mars 1848, lorsque, devant la